Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
blagues
Un jour il faudrait enfin écrire l’ouvrage le
plus sérieux et le plus scientifique du monde en dix volumes, le dictionnaire
des blagues, selon les systèmes de Darwin, Brehm et Linné, qui classifierait
les blagues sur une base évolutive, du point de vue de leur race et de leur
provenance, qui rangerait les blagues en groupes principaux et secondaires, et
qui démontrerait comment ont été générées les blagues et comment elles se sont
engendrées les unes les autres à partir d’une archaïque cellule base de blague,
par la parthénogenèse d’un infusoire de blague. Dans cette science, à la
différence d’autres connaissances, le chercheur dispose d’un matériel énorme
des époques antédiluviennes – selon certains même, et j’en fais partie, on ne
peut trouver de matériel original que
dans les époques antédiluviennes.
Tout au moins pour l’humoriste en exercice
que je suis contraint de prétendre être, étant donné que tout un chacun veut me
faire des blagues. Le missing link de
Darwin, cette blague transitoire qui lierait la blague simiesque à la blague
humaine, naturellement je ne l’ai pas retrouvée moi non plus, mais quant au
Déluge, je suspecte Noé d’avoir fait un geste de dédain envers la blague
archaïque "antédiluvienne", il la connaissait depuis longtemps, et
peut-être même que cette blague-là parlait justement du missing link et sonnait
comme ceci : « Deux missing
voyagent en train, le premier, Link, dit à l’autre qui s’appelle Frank… »
Autrement dit il est impossible de
déterminer l’âge d’une blague. Toutes les blagues, même les plus vieilles, ont
une ancêtre encore plus vieille. À propos de nos deux Juifs voyageant dans le
train il s’avère qu’il s‘agissait à l’origine de Néhémie ou du roi
Assourbanipal. Et le petit Móric des Hongrois n’est autre que ce chenapan de
Caïn, ce que les étymologistes ont dû démontrer depuis longtemps, seulement moi
je l’ignorais. Dans ce cas Adam serait Monsieur l’instituteur, et la chose avec
sa cinquième côte que vous savez fut la première blague du petit Móric.
Une chose est sûre, c’est que je n’ai
jamais encore assisté à la naissance d’une blague originale. Pour moi, où,
quand et comment naissent les blagues reste un mystère éternel. Que la blague
doive être un mammifère, résultat d’une reproduction sexuée, je le pense parce
qu’on y reconnaît souvent les traits de la mère et ceux du père alors qu’on ne
reconnaît pas souvent la descendance. Je connais tout un tas de blagues que les
gens attribuent à ma modeste personne. Elles sont de deux sortes. Soit on a mal
retransmis mes remarques sérieuses ou mes avertissements, et ils sont devenus
des blagues, soit la personne qui a "fabriqué" la blague, ne lui
faisait, elle-même, pas très confiance, et l’a transmise à autrui avec ma
signature. Si la blague échouait, il me la laissait, si elle avait du succès,
elle avouait en toute modestie en avoir été en réalité l’auteur. C’est ainsi
que les plus mauvaises blagues de la ville portent ma signature.
La blague est une chose de structure
cristalline ; en général elle aime bien être attachée à une personne
réelle ou imaginaire, voire à un objet.
C’est ainsi que naissent les épidémies de
blagues pour ne pas parler de tsunamis.
La plus vieille de ces épidémies dont je me
souvienne est celle des blagues du petit Móric. Toutes les blagues anciennes
avaient ressuscité pour se rattacher au petit Móric.
Ensuite vinrent les blagues de grain, à
épuisement, à propos du grain. J’y ai participé personnellement. J’en aurais
été paraît-il l’auteur, en posant la question « Qu’en est-il du
grain ? », si l’autre demande « Quel grain ? », il
faut répondre : « Le grain que tu as dans la tête ».
J’ai rapidement compris que ces épidémies
ont pour but de resservir les anciennes blagues dans un habit neuf.
Je déclare solennellement en tant que
médium d’anciennes blagues expérimentées, que les blagues Aristide étaient les
mêmes, sous une autre forme, que les blagues écossaises, les blagues
futuristes, ou ce qu’on appelait les blagues de bois.
C’est la raison pour laquelle je vous
exhorte à accueillir sans réserve les nouvelles blagues Négus qui nous arrosent
ces temps-ci. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’entre elles étaient présentes
dans les vagues épidémiques précédentes, sous des noms différents.
Ce qui est plus embêtant, c’est qu’on
applique parfois de vieilles blagues au Négus, celles qui étaient mauvaises et
n’ont pas figuré dans les quatre ou cinq dernières épidémies, et leur
réapparition est une mauvaise blague.
Quelqu’un m’a demandé hier, ce qu’il en
était du grain que le Négus a dans sa tête.
J’ai répondu : cher ami, vous devriez
savoir que ce grain-là était à l’origine dans ma tête à moi.
C’était bien envoyé, hein ?
Pest Napló, 8 janvier 1936