Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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bodri[1][2]

Vous vous êtes trompés.

Il ne s’agira pas d’un chien.

Mais j’induis volontairement le lecteur en erreur pour le forcer à lire ma monographie sur Bodri. Si le lecteur s’imagine qu’il s’agit d’un chien, il ne manquera pas d’en entreprendre la lecture, et une fois qu’il l’aura entamée, il la lira jusqu’à la fin, comme un joueur qui court après son argent.

Ce n’est pas que je veux trop m’étendre sur Bodri, je sais très bien ce qui est à la mode et ce qui est démodé en littérature. Si Bodri était vraiment un chien, comme on aurait tendance à le supposer d’après ce nom, je ne lui consacrerais pas une courte nouvelle mais plutôt un roman en deux volumes, dans le style de mes excellents confrères Sándor Márai ou Jenő Kálmán[3]. En effet depuis que Jack London a mis les chiens à la mode, les romans sur les chiens vont tôt ou tard supplanter les romans sur l’homme. Dernièrement, lorsque j’ai annoncé à mon éditeur bien aimé mon intention d’écrire un roman sur Napoléon, il s’est réjoui, il s’apprêtait à négocier, et il n’a tordu le nez que quand il comprit qu’il s’agissait de l’empereur et non d’un chien portant ce nom.

Après tout cela je vous révèle que Bodri n’est pas un chien mais une tortue.

Bodri, initialement, je l’ai achetée et offerte en cadeau à une Madame, à la dame qui m’a invité pour déjeuner. Je ne peux tout de même pas lui porter des fleurs, me suis-je dit, n’importe quel pékin arriverait avec un bouquet, de moi on attend tout de même quelque chose de plus original. Dès que cette Madame a aperçu Bodri, elle a éclaté en sanglots, son époux a affiché un sourire contraint, tout au long du déjeuner l’atmosphère était passablement fraîche, et rentrant le soir, j’ai retrouvé Bodri chez moi emballé dans des chiffons, accompagné d’un mot : ils expriment tous les deux leur gratitude pour mon cadeau généreux, mais le médecin de la famille a jugé que l’état nerveux de Madame était impropre à supporter le plaisir particulier d’une relation permanente avec une tortue.

Âmes mesquines.

J’aurais dû m’en douter.

Des gens qui font des mamours à leur chien, un vilain petit loulou. (Si au moins il s’agissait de mon chien, celui-ci est une adorable crapule.)

J’ai décidé de garder Bodri contre vents et marées.

Sur le champ j’ai balancé les saletés de fleurs d’une grande bassine, et j’ai livré combat contre ma famille, pour la défense de Bodri.

Il m’a fallu deux semaines pour que tout au moins ils tolèrent Bodri, ou plus exactement ils me laissent faire comme ses idées fixes au fou. Tous les autres continuent de s’enthousiasmer pour le chien Muki.

Au demeurant la présence de Bodri n’est pas bien gênante, elle ne cause pas de tintouin.

Notre amitié est unilatérale, mais d’autant plus intime. Toute la journée Bodri reste assise ou couchée au fond de sa bassine ; pour être juste, je ne sais pas avec ma tête anthropocentrique comment il faut appeler sa position de quadrupède – elle lève son intelligente tête de reptile, attentive, hors de l’eau, tout en restant immobile.

Il m’a fallu deux jours pour arriver à ce qu’elle ne rentre plus la tête quand je la sors de l’eau pour m’amuser avec elle. Elle tourne prudemment le cou, de son petit nez dur et frais elle flaire mes doigts. Si je la couche sur le dos, d’un geste unique de ce cou musclé d’athlète elle retourne toute sa lourde carapace. Si je la pose par terre, elle se met à ramper, ses quatre pattes bizarres aux coudes pliés arpentent péniblement mais rapidement le sol.

Une bête curieuse, c’est sûr.

Je peux comprendre son manque de succès face au commun des mortels. Devant l’homme elle garde son calme, elle prend la position de l’indifférence prudente. Elle ne ronronne pas comme un chat, elle ne se trémousse pas de la danse folle de l’abnégation et de l’amour des hommes comme le chien. Elle ne court pas de haut en bas, elle ne folâtre pas comme l’écureuil, ne mordille pas comme la souris, elle ne minaude pas comme le canari, ne grimace pas comme le singe, ne plastronne pas comme le tigre, ne fait pas son importante comme le hibou, ne s’énerve pas comme le poisson. Elle ne joue aucune sorte de rôle dans le cabaret de la nature, elle ne se montre pas autre qu’elle n’est, elle ne se gaspille pas en gestes inutiles ou superflus. Elle n’amuse personne, elle n’a pas d’idées.

Et pourtant il y a en elle un comique individuel pour l’observateur – et un tragique individuel de son propre point de vue.

C’est-ce tragique qui détermine son caractère et prédispose son destin découlant de son caractère.

Ce destin, c’est la carapace.

C’est sa carapace qui est une prison volontairement assumée, dont on ne se libère pas, car la seule prison dont aucune libération n’est possible est celle que nous nous sommes bâtie pour nous-mêmes. La carapace, ce terrible carcan, ce collier coupé trop court même pour un tonneau de Diogène, ce cingulum, ces brodequins et cet étau de fer avec lesquels son espèce à longue vie s’est condamnée à une pénitence éternelle.

Dans la gélatine molle de la membrane vitelline, dès avant sa naissance, cet être vivant n’avait aucune illusion sur le monde extérieur dans lequel il s’apprêtait à débarquer, qui l’attendait au dehors. Il ne comptait pas sur des caresses fraternelles, des câlins maternels, la chaleur des blottissements, l’affection. Sur la joie généreuse, porteuse de plaisir, les attirances réciproques, inspirées par une peau douce prometteuse, des cheveux soyeux, des couleurs opulentes, une voix roucoulante. Il comptait sur la réalité, le but, sur les dents qui claquent et l’estomac affamé qui guette derrière toute affection et toute attirance. Il remerciait humblement, mais n’en voulait pas : il préférait renoncer à la danse du papillon au soleil, au frétillement gracieux du poisson d’or, qui quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent se termine dans la panse d’un poisson plus grand. Il savait de quoi il retourne dans ce monde en fin de compte : c’est à cela qu’il s’est préparé, à rien d’autre. Ce blindage invincible est le produit d’un pessimisme pris au sérieux, exempt de toute rêverie sexuelle, de toute illusion "louchant vers des cieux peints"[4], qu’il s’était construits plutôt que les lambeaux chamarrés d’un optimisme creux.

Si vis pacem, para bellum – un seul moyen s’offre pour vivre parmi les vivants, pour préserver la paix : être invulnérable. (Nous l’avons assez entendu répéter récemment en Europe, dans la bouche de grands chefs d’État : il convient de s’armer pour assurer la paix.) C’est ce principe, cette conviction qui est devenue l’idée fixe de Bodri – c’est cet ordre philosophique qui est devenu sa folie, et maintenant regardez-la : elle est devenue la statue d’une autodéfense démesurée, l’infirme de sa propre invulnérabilité, une fenêtre ni ouverte ni fermée, qui ne sert à rien, que l’on ne peut associer comme commanditaire dans aucune affaire, aucun amusement commun, ni en tant qu’ami représentatif, Bodri ne fait pas un bon acheteur, ce n’est pas un "jeune homme de belle apparence" que les petites annonces recherchent comme visiteur de clients, elle n’est pas un bon copain en compagnie duquel les gens aimeraient se montrer – essayez d’imaginer à quoi elle peut me servir, même si je l’aime, je ne peux la présenter à personne, à qui je pourrais la recommander, où pourrais-je me présenter en sa compagnie, comment pourrais-je prouver que c’est une créature fondamentalement aimable et sympathique, si elle trimbale constamment une baignoire sur le dos ?

Un personnage ridicule, je l’admets.

Moralité : sois pessimiste, d’accord, mais pas autant. Car la faute en est à son pessimisme exagéré ; j’ai beau évoquer Bodri, j’ai beau lui avoir donné un nom de chien à la place de son propre nom que je garde soigneusement caché, et j’ai beau attester qu’il s’agit vraiment d’un animal gentil, bien élevé et talentueux, qui a de plus une longue vie – que vaut une telle vie, me dira-t-on, aussi longue soit-elle !

Elle n’illustre même pas la thèse biblique car se reproduisant au moyen d’œufs, elle n’a connu ni son père ni sa mère, par conséquent elle n’a pu en aucune façon les révérer.

Je garderai donc pour moi seul ce souvenir qui me fait chaud au cœur : hier soir, après un long jeûne, d’un geste pudique et compréhensif, elle m’a enfin arraché de la main et elle a englouti le résidu de viande que je lui tendais, et depuis je sens que je ne suis pas seul.

Il y aura quelqu’un pour partager avec moi ma dernière bouchée si d’ici-là – ne portant pas de baignoire sur le dos – un gentil et amusant et drôle et flatteur félin sauvage ou un jeune critique essayant ses griffes de lion ne fait pas de moi sa première bouchée.

 

Színházi Élet, n°15, 1935.

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[2] Citation de Péter Pázmány (1570-1637). Père jésuite. Archevêque primat d’Esztergom



[1] Nom très courant pour un chien.

[2] Cette nouvelle avait paru en 1932 dans une version un peu différente sous le titre de Muki.

[3] Sándor Márai (1900-1989). Écrivain hongrois. Jenő Kálmán (1885-1968). Journaliste, humoriste hongrois.

[4] Citation de Péter Pázmány (1570-1637). Père jésuite. Archevêque primat d’Esztergom.