Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MON DISCOURS PROGRAMME

À l’occasion des élections qui approchent

 Débordé par la foule de mes activités, je n’ai pas le temps d’étudier les affiches électorales, en particulier sous l’angle de savoir – ma modestie me l’interdit – si oui ou non j’y figure, et si oui sur quelle liste parmi tous les candidats à la députation. C’est dans la logique des choses et donc je trouve probable que j’y figure quelque part ; après tout j’étale depuis longtemps mes pensées politiques devant l’opinion, mes projets de vie publique ainsi que mes observations critiques, depuis plus longtemps que nombre de ceux qui ont fait une belle carrière dans ce domaine. En effet il me paraît impossible que dans le camp, une véritable petite armée, de mes lecteurs depuis vingt-cinq ans on n’aurait pas réuni les cinq mille signatures nécessaires (si je suis bien informé, c’est le nombre requis pour la recommandation) qui jugeraient qu’il serait temps de faire valoir mes idéaux en ayant recours aux pouvoirs du parlement. S’il en est ainsi, je n’aurai pas le droit de refuser la confiance de mes mandants – il serait temps de m’y mettre et d’ailleurs il n’y a que le premier pas qui coûte – pour devenir député, puis ministre, premier ministre, chancelier, et si le climat est favorable, empereur du monde, faites-moi confiance, mes chers électeurs, je n’esquiverai pas votre confiance qui m’honore, je connaîtrai mon devoir.

Pour le moment bien sûr il ne s’agit que de représenter efficacement vos intérêts dans les concertations touchant aux affaires du pays.

Vous êtes légitimement impatients de connaître le programme que j’ai décidé de mener à bien. (Le programme ! Le programme !) Je vais être plus précis : quel est l’objectif qui pousse à l’action, la ligne de conduite de ma pensée politique ? (Bravo ! Bravo ! Vive le gouvernement !)

Mesdames, Messieurs, mes chers électeurs, vous entendez souvent dire ces temps derniers dans les différents discours programme que le temps de l’action est venu, assez de mots et de tergiversations, on a besoin de réformes, nous sommes à la douzième heure, les yeux de l’Europe sont braqués sur nous, un nouveau monde doit naître, c’est nous qui devons créer pour les générations à venir les conditions qui permettront à une Hongrie fière et heureuse de s’incliner en récitant une prière là ou plus tard s’élèveront nos tombes[1], ainsi de suite, autant de dossiers pratiques, autant de problèmes d’une brûlante actualité. (Le programme ! Le programme !)

Très honorés électeurs, je vous le dis ouvertement, je ne suis pas un homme pratique. (Mouvements de surprise au centre gauche ; une voix : alors qu’est-ce qu’il nous veut celui-là ?) Je veux, mes chers électeurs, qu’en ma personne ressuscitent les traditions glorieuses de la parole, de la phrase immortelle, de l’éloquence digne de l’idéal éternel et universel de l’humanité, dans l’institution même qui, comme son nom l’indique, le parlement, représente la foi et la conviction dans le culte de l’omnipuissante parole, plus important que tout le reste, ressuscite, dis-je, le sentiment que l’acquisition la plus noble de l’être humain réside dans sa capacité d’exprimer et de communiquer en images ses pensées, ses désirs, ses volontés, sa foi et ses convictions ! (Silence attentif au centre droit, quelques-uns haussent les épaules.)

Si par vos suffrages j’accède au parlement, j’ai le projet d’y prendre la parole avec le plus de fermeté et le plus souvent possible. Si possible, j’aimerais prendre la parole chaque jour, trouver la formule rhétorique qui exprimera de façon convaincante mes convictions passionnées et mon opinion inaltérable dans l’intérêt de la proposition relative à l’objet de l’intervention. J’étudierai à cette fin toutes les tournures de l’art oratoire de Démosthène à nos jours qui dans le passé ancien comme récent se sont avérées opportunes et adéquates. Je compte les expérimenter toutes, et dans ce but il est vraisemblable que chaque jour je soumettrai une proposition dans le style d’un orateur différent.

D’ores et déjà j’ai élaboré quelques cadres oratoires pour couvrir les besoins des premiers jours ; par la suite, au fur et à mesure de mes succès, j’expérimenterai aussi des formulations plus hardies.

J’adresserai ma première intervention au ministre de l’intérieur à la manière de Cicéron (« quousque tandem ?...), au sujet du problème millénaire des pourboires aux concierges venus ouvrir la porte après la fermeture. Je m’efforcerai à secouer les citoyens libres de Budapest de leur apathie, pour qu’ils ne tolèrent plus qu’on les rançonne en monnaie, argent, nerfs et dignité, pour pouvoir considérer être propriétaires de leur appartement même après dix heures du soir, qu’ils puissent pénétrer dans l’immeuble où ils ont leur logement. Je veux être le porte-parole du désespoir impuissant qui envahit l’âme des patriotes alors qu’ils piétinent de longues minutes devant leur porte, le temps que le pauvre concierge chassé toutes les cinq minutes de son sommeil avec une cruauté chinoise, par conséquent à juste titre de mauvaise humeur, s’amène on ne sait d’où, alors que tout ce conflit pourrait facilement être réglé au moyen d’une clé, comme cela se fait à l’étranger.

Le lendemain je tonnerai les philippiques de Démosthène sur le sujet de la destruction des punaises. Je sommerai le ministre des armées de réunir des troupes contre ces parasites plus dangereux et plus écœurants que les Perses : qu’un soulèvement populaire obligatoire s’organise, sous la protection si possible de Genève, sans elle s’il le faut ; nous avons suffisamment de cyanogène et de térébenthine, que chacun se mette en ordre de bataille, quitte sa famille, son foyer, et proclamons solennellement que dans six mois nulle punaise vivante ne se trouvera plus sur le territoire de la capitale.

Ensuite je mettrai aussi en ordre de bataille les chevaliers du Bon Goût contre certaines statues à Pest, et je clamerai avec Caton sans m’épargner : « ceterum censeo – esse delendam ! »

J’utiliserai par la suite les armes rhétoriques de Savonarole pour enflammer mes concitoyens contre l’humiliant et absurde paiement du vestiaire. Il est en effet ridicule qu’on paye plus en une saison pour faire garder son manteau dûment acheté que le prix d’achat du même manteau.

Viendra ensuite, dans le style des grands orateurs humanistes (Thomas More, Érasme de Rotterdam, etc.), ma guerre de libération contre la guillotine du tramway, entendant par-là la planche de sauvetage que tout le monde connaît, qui envoie inexorablement le cou de la victime des accidents sous les roues, comme je l’ai observé dans de nombreux cas et je le clame depuis des décennies, sans aucun résultat.

J’aurai besoin du cri d’épervier de Danton pour mon intervention révolutionnaire dans laquelle j’exigerai la chute de la méthode inquisitoriale d’arrachage des aveux par laquelle de nos jours le patron du restaurant interroge le client, le garçon serveur et le sommelier comme assesseurs à ses côtés, la goulache était-elle une petite portion ou une grande portion ? J’exigerai qu’ils présentent la note (addition, bill) faites par eux-mêmes, une sorte de facturation ; et si par malheur mes interlocuteurs restent sourds, tel Cromwell je quitterai l’hémicycle accompagné de mes fidèles, laissant derrière moi un parlement amputé, sous le slogan de l’abbé Sieyès : « Que représente l’ordre des consommateurs aujourd’hui ? Rien. Que devra-t-il représenter ? Tout ! » Pour voir réaliser ce noble idéal, c’est avec jubilation que je tomberai sur les barricades.

Je lutterai pour l’introduction des treize mois de vingt-huit jours (dans lesquels chaque jour tombe à date fixe) dans le style réservé et civilisé de István Széchenyi[2] ; je hurlerai en revanche à tous les vents les slogans résolus des grands révolutionnaires, incendiaires de tous les ponts, au nom de l’idéal censé balayer de ce monde la mode masculine qui habille l’homme en cinq tuyaux.

Je mettrai en balance mon poste, mon avenir, ma carrière à ce que la Basilique Saint-Étienne ne tourne pas le dos à l’Avenue Empereur Vilmos[3], et aussi à ce qu’aux hommes publics soit interdite l’expression "comme quoi".

J’ordonnerai à la fin que dans la marmite de chaque poule mijote un coq. 

 

Pesti Napló, 31 mars 1935.

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[1] Libre adaptation d’une strophe du "Chant patriotique" de Sándor Petőfi (1848).

[2] István Széchenyi (1791-1860). Homme d’état hongrois. Grand réformateur des institutions hongroises. Bâtisseur de monuments et notamment du premier pont permanent sur le Danube à Budapest.

[3] Guillaume II de Prusse