Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"les tracasseries du bureaucrate"

Et les jérémiades des femmes

Dans la découverte qui compte les "tracasseries du bureaucrate" parmi les misères pour lesquelles il vaut mieux mourir que vivre, dans le célèbre monologue de Hamlet, j’ai été surtout surpris par la personne du découvreur : pensez-y, Hamlet était tout de même un prince, une sorte de Prince de Galles, à l’égard duquel évidemment tous les bureaucrates et toutes les personnes d’autorité manifestaient courtoisie et prévenance dans les contacts, compte tenu de son haut rang ; si donc il a malgré tout considéré que l’orgueil et les relativement mauvaises manières de ces personnes étaient insupportables, cela signifiait que le mal n’était pas à rechercher dans les hommes, mais dans les institutions. Que le fautif n’était pas le bureaucrate mais la nature ou l’esprit du bureau.

Mais ce n’est pas juste. Tout dépend de l’homme, de son humeur, son intelligence, son expérience, sa capacité de voir toutes les situations en double : sentir à la fois l’importance des choses pour la société et dans les rapports humains. Tous les devoirs, même les plus sévères, peuvent être exécutés de deux façons, bien et mal ; j’affirme par mes expériences bonnes et mauvaises que même un bureaucrate remettant un grand prix peut me fâcher viscéralement par ses mauvaises manières, alors qu’un bourreau agréable peut adoucir et rendre humains mes derniers instants s’il reconnaît ma situation délicate, et ne se consacre pas uniquement à son devoir, mais s’occupe aussi de moi. Je n’oublierai jamais la gratitude dans le regard du condamné à mort, recevant la réponse de feu Mihály Bali lorsqu’à la question filiale timide du condamné, la corde déjà au cou, « n’est-ce pas, Père Bali, ça ne durera pas longtemps ? », il lui a chuchoté encore plus discrètement : « N’aie pas peur, mon fils, tu n’auras pas mal. »

Voici deux exemples du monde des transports, je pourrais aussi dire : la courte monographie de deux receveurs de tramway, dans le miroir de la vocation professionnelle et de l’art de vivre.

 

*

L’un est un jeune homme de grande taille, sérieux, au visage intelligent, il vaque à son occupation fatigante doucement et poliment, évitant tout propos inutile. Après lui avoir montré mon abonnement, je remets la carte dans ma poche et poursuis gaiement ma conversation avec un passager occasionnel. Quelques minutes plus tard il revient à moi et, très poliment mais fermement m’invite à lui présenter ma carte une nouvelle fois. Je m’étonne, mais j’obtempère. Il acquiesce et comme satisfait de lui-même constate que ses soupçons étaient fondés :

- Veuillez acheter un ticket ou descendre. Cette carte n’est pas valable.

Je lui réponds avec ahurissement :

- Comment ? Je l’ai achetée hier, réglementairement.

Il a du mal à étouffer un sourire de supériorité à la vue de mon inculture de profane.

- La carte est effectivement régulière. Mais elle n’a pas été placée dans l’étui officiel en tôle. Vous l’avez retirée de l’étui réglementaire, vous l’avez glissée dans votre portefeuille personnel. Veuillez donc acheter un billet ou descendre.

Je ne peux pas vous dire pourquoi son invitation réitérée m’a mis en colère à ce point, alors qu’il avait manifestement raison. Mais je n’ai pas supporté son sarcasme, le sourire supérieur accompagnant ses injonctions.

- Je n’achète rien et je ne descends pas. Regardez.

Et je brandis victorieusement d’une autre poche l’étui réglementaire vide dont effectivement j’avais retiré ma carte pour la placer dans mon étui plus petit et plus plat.

Là, c’est lui qui semble démonté. Mais pour un instant seulement.

- Veuillez placer la carte dans son étui.

- Je la placerai.

- Je ne peux pas accepter la réponse que vous la placerez ; veuillez vous exécuter ici, devant moi, sinon je ne l’accepte pas. Si un contrôleur passe, c’est moi qui serai responsable.

Et il se plante là, obstiné et morne, il représente l’ordre et la loi qui défend la société face au désordre et à la négligence, aux éventuels hors-la-loi, aux tricheurs : ce sont pour lui des cas très proches, passablement similaires, auxquels il convient de rester attentif. Et il attend que honteusement j’exécute son ordre, que je remette la carte dans son étui. Après ce qui s’est passé il ne fait plus confiance à mon intention de réparer sincèrement la faute commise. Il a raison,  sa démarche est correcte, mais il me laisse dans l’amertume, d’ailleurs je descends plus tôt que nécessaire, je ne me sens pas à l’aise dans son tram. Un excellent bureaucrate, son supérieur ferait bien de le promouvoir. Mais si c’était moi son supérieur, je le muterais plutôt dans un bureau, loin de tout contact avec les passagers, les vivants qui au-delà et en deçà des contacts officiels ont besoin de…

 

*

Homme de petite taille, aux moustaches hirsutes, aux yeux vifs. « Hop là ! » - me crie-t-il et il me tend le bras, parce que l’autobus est sur le point de démarrer. « Faites attention, les marches sont glissantes. »

Quand je rentre à l’intérieur je vois que tout le monde sourit dans la voiture. Les gens tournent le cou, les regards suivent le receveur.

Un instant plus tard je comprends pourquoi, et je suis d’un coup intégré moi-même dans cette atmosphère souriante, cette bonne humeur. En effet, le receveur qui m’a aidé à monter, n’arrête pas de blaguer, de converser, d’amuser lui-même ses invités.

- Mesdames, Messieurs, entrez, entrez, elle est fraîche, ma marchandise, j’ai des tickets tout neufs ; je les vends pas cher, vous en voulez combien ? Ah, bonjour, bonjour, cher Monsieur, vous avez bonne mine aujourd’hui. On voit que quelques jours à la campagne vous ont fait du bien. Attendez, cher Monsieur, j’arrive, je viens vous aider à descendre – elle secoue beaucoup, cette voiture, n’est-ce pas, vous allez aux bains de boue, est-ce que j’ai deviné ?

Cette dernière question s’adresse à un vieux monsieur tabétique qui a du mal à se déplacer vers la sortie, il est gêné pour demander de l’aide – mais le receveur qui le connaît saute sur le trottoir, le soulève et le dépose sur le sol, recevant un regard de gratitude en échange.

Il me semble d’ailleurs qu’il connaît tout le monde personnellement. Les voyageurs d’une zone (ou d’une "section" dans le langage officiel) apparaissent à des heures coutumières. Après avoir aidé le vieux monsieur à descendre, pendant trente secondes il reste inactif, il se place près de moi sur la plateforme où je me prépare pour ma prochaine descente. Il se met à m’expliquer :

            - Vous avez vu le monsieur, il se traîne de plus en plus difficilement, le pauvre. C’est la vie, il possède une douzaine d’immeubles, et pourtant il ne tire aucun plaisir de la vie. Moi qui ne possède rien, je ne changerais pas avec lui. Et croyez-moi si vous voulez, il aime encore les femmes. Il est souvent accompagné, hier par exemple… Pardon, je vous raconterai la suite, je vais seulement donner un ticket à Madame le conseiller…

Madame le conseiller gesticule, lui fait des signes de loin. Tous l’aiment, il se comporte dans ce bus comme s’il lui appartenait, une petite auberge mobile ou il est le tenancier, intéressé à ce que tout le monde s’y sente bien. Pendant que je le vois faire son service, j’ai l’idée (il ne m’avait pas encore demandé mon billet) de vérifier avec lui si le rabrouement du sévère receveur précédent était légitime. Je change ma carte d’étui en cachette. Quand il revient je lui tends négligemment mon étui privé.

Il regarde, il approuve, il se gratte la tête. Je lui demande sur un ton guerrier :

- Qu’est-ce qui ne va pas ? Il y a quelque chose qui cloche ?

- En principe tout serait en ordre, sauf que…

Une lumière éclaircit brusquement son visage.

- Je ne serais pas étonné que Monsieur le Rédacteur (tiens, il me connaît aussi !) retrouve dans une de ses poches l’étui original qui est vendu avec la carte d’abonnement… Remettez-la dans son étui la prochaine fois… Vous savez, c’est le règlement. On n’a pas vu le contrôleur aujourd’hui et je vois que vous vous apprêtez à descendre…

- Comment le savez-vous ?

- J’ai vu dans le journal que vous devez faire une conférence à la radio…

Je descends en souriant et nous nous faisons des signes de connivence, moi depuis le trottoir et lui de la plateforme du bus, comme deux parents qui se quittent à la gare.

 

*

La fois suivante, quand j’ai repris la même ligne, c’est moi qui l’ai reconnu. Il était au milieu d’une vive querelle : des mains et des pieds, tout rouge, il essayait d’expliquer quelque chose à une dame arrogante qui n’avait pas du tout raison, mais elle criait d’autant plus fort. Il m’envoya un regard désespéré et j’ai pu lire dans ses yeux : « Va encore pour les tracasseries du bureaucrate – mais les jérémiades des femmes ! »

 

Pesti Napló, 7 avril 1935.

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