Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Parler et aboyer
Entre deux pages
Entre deux pages,
pendant qu’on les tourne, pendant la lecture, ne s’écoule qu’une fraction de
seconde, mais pour ceux qui aiment cela, ce temps suffit pour philosopher,
puisqu’en fait nous sommes immergés dans la lecture. Ce n’est effectivement pas
une question de temps, et je crois Ferenc Molnár qui dit que l’homme qui saute
du pont, le temps qu’il plonge dans sa tombe liquide, vieillit et se prépare à
la mort, de même que je crois aussi Kosztolányi quand il dit « qu’un homme
tombé entre les rails » « sent revivre toute sa vie qui
s’enfuit ». Au demeurant, le livre que je suis en train de lire n’est pas
spécialement intéressant (pour ce qui est de l’intrigue). Il rassemble la
correspondance publique d’Albert Einstein avec Sigmund Freud sur cette question
particulière : pourquoi les gens ont tout le temps besoin de faire la
guerre ? (En ont-ils besoin ?) De très loin, ce sujet rappelle un
petit peu ce synode médiéval qui a débattu sans discontinuer pendant trente ans
sur le problème de savoir pourquoi un poisson crevé remonte à la surface de
l’eau, jusqu’à ce qu’un imbécile d’observateur inculte n’interrompe ce beau
sport cérébral et instructif par son intervention de très mauvais goût, prétendant
que le poisson mort ne remonte pas du tout à la surface, donc le débat est sans
objet.
D’ailleurs les deux savants et hommes
excellents font hélas trop attention, « se concentrent » sur le sujet
soulevé, leur viennent à l’esprit toutes les idées et toutes les associations
d’idées (la parenté, la clientèle et les créanciers, autrement dit toute la
smala d’idées) que les hommes ont jamais inventées, lues, apprises et
expérimentées à propos de la question soulevée. Toute cette armée d’idées si
bien concentrées les empêche d’en émettre une nouvelle, il n’y aurait
d’ailleurs pas de place pour une petite idée neuve, impolie, distraite, parmi
tant de vieilles idées, surtout si l’on pense qu’une idée nouveau-née n’est pas
tout de suite propre, puisqu’elle n’est pas encore contrôlée, vérifiée, pesée,
mise dans des langes, elle vagit et gesticule comme tous les nouveau-nés, un
esprit de référence, sérieux et savant ne se permet pas d’intégrer un tel
élément dans son énumération. Nous apprenons donc que de tout temps
(« déjà chez les Grecs anciens ») on observe certaines aspirations
contradictoires dans la nature humaine, à propos de la vie et de la mort, des
tendances agressives et régressives, en outre que le pouvoir est en réalité une
violence, et la violence est en réalité un pouvoir. Cunégonde est Abélard[1], en hiver il fait froid et en été il fait
chaud. Tout cela rend extrêmement intelligents ceux de qui la paix n’avait déjà
rien à craindre, or ceux qu’il faudrait dissuader de m’assommer dans une rue
sombre pour me voler mes souliers, ceux-là ne comprennent pas un traître mot de
ce discours. Les deux savants peuvent tranquillement aller dormir.
Entre eux deux, grâce à Dieu, c’est papa
Einstein qui est le plus en colère, il lui arrive de s’écarter du sujet, et il
peut se permettre par inadvertance un juron qui n’a apparemment rien à voir
contre ceux qui « gobent tout ce qui est imprimé sur du papier ». À
propos de cette explosion bien sentie ne me viennent heureusement pas à
l’esprit des choses sages et intelligentes, mais tout un tas de sottises à
faire dresser les cheveux sur la tête que j’ai pu lire ces derniers temps. Il
me revient également que depuis un certain temps je baptise "d’aboiements", et ceci sans colère, tous les discours et
tous les écrits stupides, simplement d’un point de vue de classification
(chacun sait que j’aime bien les petits chiens), afin de les distinguer des
expressions verbales sensées auxquelles j’attribue le terme collectif de
"discours".
Pour ma part cette distinction est une
découverte. Quand il s’agit d’humains, il n’est pas si facile que ça de faire
la différence entre discours et aboiement. Autant il est simple d’appeler
aboiement le bruit évidemment complexe que fait un chien, autant il est
grammaticalement compliqué de déceler l’aboiement véritable, authentique,
derrière un flot de paroles grammaticalement, voire esthétiquement structurées
de façon ornée et choisie. Lorsqu’il y a une centaine de milliers d’années,
l’espèce humaine a inventé la parole articulée en mots, puis il y a quelques
milliers d’années la fixation et la généralisation de celle-ci, c'est-à-dire
l’écriture, elle était vraisemblablement convaincue de s’être élevée sur un
palier supérieur de l’évolution – à cette époque les hommes étaient encore
darwiniens. Personne ne songeait que l’étude a un prix, qu’il convient de payer
pour elle et faire des sacrifices, d’assumer certains inconvénients. Un de ces
inconvénients est une uniformisation exagérée des individus, l’écriture rend
plus difficile de distinguer simplement entre le stupide et le sensé, ce qu’on
peut faire encore de nos jours dans la faune et la flore : je suis
persuadé qu’en jugeant sur leurs actes, les animaux et les plantes savaient et
savent encore précisément, lequel d’entre eux est imbécile et lequel a un
esprit sain !
Il est également probable que les hommes
avaient une technique de communication qui les différenciait mieux, avec plus
de finesse, que la parole. Depuis que les hommes communiquent entre eux avec
des mots formés à partir de notions ou de notions formées à partir de mots
(c’est pareil), ils se comprennent beaucoup moins bien qu’avant. Le mot est
toujours général, et il est parfaitement capable de nous tromper pour juger la
jugeote de celui qui le prononce. Nous n’entendons que le mot, et nous sommes
persuadés que le mot est garanti par une notion que nous imaginons derrière.
Nous trouvons un enfant admirable, nous disons qu’il est
"intelligent", quel cerveau il a, voyez-vous, pour utiliser des mots
pareils – alors que nous refusons de qualifier le gramophone d’homme
super-intelligent quand il nous transmet les pensées de Bernard Shaw, pourtant
il s’agit d’un même phénomène dans les deux cas. Même des fous, nous sommes
prêts à déclarer "qu’ils tapent dans le mille", et "qu’il y a
beaucoup de vrai dans ce que disent le fou et l’enfant", mais nous ne
remarquons pas que la tête de ce pauvre fou n’est autre qu’un gramophone
déréglé qui débite à une allure vertigineuse les disques qu’on y a insérés.
C’est ainsi qu’il peut arriver que nous
soyons toujours contraints de nous étonner si nous apprenons que XY, une
sympathique vieille connaissance ou un vieux camarade de classe, ou XZ, notre
vieux copain ou notre âme sœur, a commis un cambriolage, a pendu son enfant, a
coupé sa femme en morceaux, a adhéré au Ku-Klux-Clan ou a rejoint avec
enthousiasme un mouvement politique que nous savons. « Je ne comprends
pas ! » - disons-nous éberlués, et nous nous arrachons les cheveux,
« autrefois cet homme était tout à fait différent, il claironnait les plus
brillants idéaux humanistes, il donnait raison à tous ceux qui clamaient le
beau et le juste – Seigneur, que de fois j’ai discuté avec lui, des fois
jusqu’au matin, et on se comprenait à demi-mot ! » Et nous n’avons
pas songé que l’homme en question était déjà alors le même que ce qu’il est
devenu, simplement nous, subjugués par le charme des mots, prenions pour
paroles ce qui n’était que grincements de gramophone.
Selon la célèbre phrase de Talleyrand,
parler sert à cacher nos pensées. Selon la théorie plus large esquissée plus
haut, nous pouvons aussi retourner cette phrase : le parler a été inventé
par ceux qui ont la tête vide, afin de dissimuler leur manque de pensée. Une
chose est sûre : depuis que la parole est devenue à la mode, il est plus
difficile de faire la différence entre les gens sains qui ont la tête bien
faite et les malades aux idées embrouillées ; avec une comparaison un peu
brutale je pourrais mentionner aussi la mode vestimentaire, puisque l’habit
aussi sert à cacher au regard les jambes en O, la colonne vertébrale en S. Pour
ma part, je pense que Monsieur Mayer était très clairvoyant quand il a répondu
ainsi aux lettres de Paris dans lesquelles son fils Rudolf se vantait
d’apprendre le français : « N’apprends pas le français, mon
fils, à quoi bon que les Français se rendent compte à quel point tu es
stupide ? » Encore que je ne craigne rien pour Rudolf –
quatre-vingt-dix pour cent des Français ne s’apercevront pas de sa stupidité,
malgré ou justement parce qu’il parlera en français.
On a besoin d’une oreille expérimentée et
de nerfs souvent mis à l’épreuve pour entendre l’aboiement de la bêtise, même
si le texte est rédigé en français, anglais, italien, allemand ou autres
langues illustres. C’est un aboiement très lointain, qui ne parvient guère
jusqu’au fier parnasse de la Babel des Langues. Il arrive de loin, du temps où
les instincts ne parlaient qu’aux instincts, les passions qu’aux passions, les
sentiments qu’aux sentiments, directement, sans mots et sans notions. Peut-on
s’étonner que le misanthrope chagrin, en se retirant de ses congénères parmi
les chevaux et les chiens préfère davantage l’aboiement original, là où il
jaillit à sa place, sincère et sans exigence, des profondeurs inconnues de
l’instinct animal ?
Mais quant au parler, en tant que science
ou art dont la technique correctement appliquée, germée du cerveau, est aussi
difficile à acquérir que les éléments de base de l’art du violon ou du
piano : je conditionnerais le droit à la parole et à l’écriture (y compris
le discours oratoire et les manifestes) à un diplôme supérieur et un serment
solennel. Et je restreindrais les profanes sans qualification à l’aboiement
sincère, honnête et immédiatement reconnaissable.
Pest Napló, 9 février 1936