Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
je suis conseiller forestier
Le monsieur en question, je ne le connaissais pas, en
conséquence je ne l’ai évidemment pas abordé : je suis resté
tranquillement dans mon coin du café.
De son côté, lui, comme il s’avéra, ne me
connaissait pas non plus, pourtant il m’a abordé.
Il est vrai qu’il croyait me connaître.
Il s’approcha et me dit aimablement, à
haute voix : « Comment vas-tu, mon cher Conseiller
forestier ? »
Bonjour, je lui réponds, car d’une part il
est possible qu’il me connaisse quand même et c’est pour blaguer ou par humour
(vu que je suis un humoriste) qu’il m’intitule conseiller forestier, et d’autre
part à quoi servirait de le contredire, il finira bien par partir et je ne
souhaite pas le mettre dans l’embarras. Bonjour, comment vas-tu, assieds-toi.
Et ainsi nous avons bavardé gentiment un
moment.
Il se passe que pendant ce temps-là une
petite jeune fille longe le trottoir devant notre vitre, avec un garçonnet de
six ans. Mon interlocuteur, que je ne connais pas du tout, se met vivement à
gesticuler, les invite à entrer.
Qu’en dis-tu, mon cher Conseiller
forestier, se vante-t-il : ce petit jeune homme est de ma fabrication
personnelle, qu’en dis-tu, quel grand galopin de fils j’ai ? Viens, Bandi,
viens saluer Monsieur le Conseiller forestier, dis bonjour à Monsieur le
Conseiller forestier.
Et l’enfant salue comme il faut, il dit
« Bonjour, Monsieur le Conseiller forestier », et sans tarder il se
met à s’intéresser aux morceaux de sucre traînant sur mon plateau.
Tout va bien jusque-là, mais un terrible
soupçon commence à me tarauder l’esprit, il se transforme bientôt en certitude.
En effet il me revient qu’un certain conseiller forestier a effectivement l’habitude de s’installer
dans ce coin du café, et qui plus est, il me ressemble beaucoup. Il devient
donc évident que mon ami inconnu me confond avec ce conseiller forestier que
probablement il ne connaissait qu’en passant, c’est lui qu’il avait cru voir.
Mince alors ! Un peu plus tôt j’aurais encore pu rectifier pour rétablir
la vérité, si je l’avais compris à temps. Mais maintenant que nous sommes ici
dans une atmosphère si familiale, qu’il m’a même présenté son garçon, je n’ai
plus le cœur de le détromper. Je ne peux vraiment pas le mettre dans l’embarras
devant l’enfant, je ne peux pas l’éclairer : tu vois, mon garçon, ton papa
est un âne.
Je demeure donc conseiller forestier.
En cette qualité nous discutons encore un
moment avec affabilité, je plaisante avec l’enfant, qui ne fraternise pas
aisément, sinon contre des petits cadeaux, et même alors il ne m’adresse la
parole qu’à contrecœur, les yeux baissés. Enfin ils se lèvent et prennent
congé. Le père ne manque pas d’avertir l’enfant à forte voix : Bandi, dis
au revoir à Monsieur le Conseiller forestier.
Ouf, enfin ils partent.
Le surlendemain apparaît mon ami, il vient
à ma table et me dit : salut, Monsieur le Rédacteur.
Je le comprends illico et je le pardonne.
Je comprends en un instant ce qui s’est passé. Il a appris d’une manière ou
d’une autre, par hasard, que je ne suis pas conseiller forestier, je suis en
réalité ceci ou cela, mais cela le gênerait de reconnaître son erreur de
l’avant-veille, il joue plutôt le jeu de celui qui ne voulait que blaguer,
évidemment il savait bien qui j’étais, bien sûr que nous nous connaissions, seulement moi j’ai dû l’oublier.
Jusque-là rien à redire et je fais semblant
d’adhérer à son jeu. S’il se comportait avec modestie, cela s’arrêterait là.
Mais lui, il pousse le bouchon trop loin, il veut absolument me prouver que la dernière fois ce n’était
qu’une blague.
- Les enfants sont merveilleux, dit-il
affablement, bien fort. Mon fils Bandi te voit assis ici très souvent. Il m’a
dit l’autre jour : Papa, regarde Monsieur le rédacteur là-bas. N’est-ce
pas qu’il ressemble au conseiller forestier ? Qu’en dis-tu ? Grand
comme deux pommes et déjà il possède énormément d’humour, hein ?
Évidemment à la maison, en famille, nous avons ri de bon cœur, et il faut dire
que depuis l’enfant n’arrête pas de parler de toi à la maison comme de Monsieur
le Conseiller forestier.
J’essaye vite de changer de sujet.
Mais il ne me laisse pas en paix.
Dans la rue, le tram, les endroits publics,
si nous nous croisons depuis lors, les années passent, il me lance à la
cantonade : « Salut, Monsieur le Rédacteur, mon fils Bandi m’a encore
parlé de toi, il envoie ses respects à Monsieur le conseiller forestier, ha,
ha, ha. Un garçon formidable, hein ?
Je sais parfaitement qu’il ment.
L’insolent.
Mais je n’ose pas lui dire que je sais
tout.
Pesti
Napló, 12 février 1936.