Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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tu comprends, toi ? moi pas

« Credo, quia absurdum »

Allô… Nelli B. ?... Naturellement, ma chère Nelli. Je suis à ta disposition, de quoi il s’agit ?... Comment dis-tu ?... Tu préfères m’attendre au café tout près ?... Bon, de toute façon c’est sur ma route, j’y ferai un saut, tu pourras me dire tranquillement ce que tu veux me dire.

En parcourant les cent mètres pour rejoindre le café, je pense distraitement à Nelli. Une vieille connaissance, la femme d’un vieil ami. Mon ami tient un magasin à Buda, on se voyait beaucoup dans le temps, puis j’ai fini par connaître sa famille aussi. Ils ne sont pas fortunés, mais ils vivent confortablement. Nelli et son mari forment un couple harmonieux, on ne raconte pas d’histoires sur leur compte. Ils ont un fils, un garçon bien fait, costaud, intelligent, sportif, étudiant à l’université. Ils ont aussi une fille, une charmante enfant bien élevée. Et puis un troisième, un garçonnet dans les six ans… hum, j’espère qu’il ne leur est rien arrivé. Ça fait un moment que je ne les ai vus. De quoi peut-il s’agir ?

Nelli m’attend, blottie contre une vitre, dans un coin discret.

Je dois sourire quand je la vois de l’extérieur en train de se poudrer le bout du nez, s’examinant dans son petit miroir ; le poudrier, est posé devant elle sur la table, appuyé contre un verre. Nelli est très jolie, un visage de star de cinéma, on en voit de semblables dans les films américains. Elle est bien conservée, elle fait dix ans de moins que son âge. Elle voudra sûrement me demander une loge dans un théâtre.

- Bonjour, Nelli. Quoi de neuf, il y a des éternités que je ne t’ai vue. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

- Bonjour, c’est vraiment gentil de ta part d’être venu. Ça fait une demi-heure que je tue le temps ici avec ces illustrés. Attends, je suis presque prête.

Elle devait encore se remettre du rouge aux lèvres. J’attends patiemment, je sais que c’est primordial. Néanmoins je la taquine, parce que cela se fait.

- Je me sens honoré que tu te fasses une telle beauté… J’espère que c’est pour moi.

- Allons, bêta. Seulement pour ne pas avoir l’air d’un chiffon mouillé. Je n’ai pas dormi de la nuit.

- Oh, oh !

- Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Mais cette fois nous étions deux, Ákos et moi.

Ma figure s’allonge. Ákos est leur petit garçon de six ans. Il est né prématuré, la question de le maintenir en vie s’était posée, il respirait à peine. Pourtant ils l’ont gardé. Il est infirme, incurable, victime d’hémorragies cérébrales, chaque fois on le sauve, et ça recommence… Il ne peut ni saisir un objet, ni se tenir debout. Il survit comme ça depuis six ans, tout son corps est constamment agité de convulsions. Impossible de le poser, impossible de le soulever, c’est toujours une autre partie de son corps qu’il tourne vers vous. De jour comme de nuit il faut une personne auprès de lui pour l’attraper, pour le redresser. Car il faut constamment le tenir, le tourner, essayer de remettre ses membres en place, même le coucher n’est pas chose simple. Il se réveille trente-neuf fois chaque nuit, il pleure, se tourne en tous sens, les convulsions le font tomber du lit.

- Hum, hum… que s’est-il passé ? L’infirmière est-elle partie ?

- Non.

- Ton mari a l’habitude de te relayer, et les autres enfants aussi, je crois. C’est difficile dans un trois-pièces.

- Mais non. J’étais seule avec Ákos.

- Les autres sont en voyage ?

- C’est moi qui les ai quittés. Je suis entrée dans une clinique avec lui, il y a trois jours. Mais à partir de demain on ne nous garde plus.

- Ah, c’est ça… Mais je ne comprends pas. Pourquoi devais-tu… vous n’en pouviez plus.... N’aurait-il pas mieux valu envoyer seulement l’enfant…

- Tu sais très bien que je ne peux pas exister sans lui, même une demi-heure.

Je hausse les épaules.

Elle aussi. Puis elle continue aussitôt, toujours objective, avec un petit sourire pudique.

- À la maison il n’y aurait pas eu trop de problèmes. Ce n’est pas facile, mais tout le monde s’adapte. Cela fait six ans que toute la famille se sacrifie. Ils me remplacent pour quelques heures dans les soins, quand l’employée dort. Tantôt mon mari, tantôt Bandi, tantôt Olga. Ils le font du fond du cœur, ils aiment l’enfant.

- Alors ?

- Comprends-moi, la situation ne peut plus durer. Ils ne disent rien mais je vois ce qui se passe. Ernő ne dort plus, les enfants ont les yeux cernés, tous ont les nerfs à vif, ils n’avouent pas pourquoi. Ça ne peut plus continuer, j’ai tourné tout dans ma tête.

- Et ça donne quoi ?

- Il y a trois jours j’ai définitivement abandonné ma famille.

- Tu as perdu la tête ?

Il ne peut s’agir que de cela, car je vois bien qu’elle ne plaisante pas. Elle parle sans passion, simplement, comme s’il s’agissait de places au théâtre, mais ce n’est nullement une plaisanterie. Elle a abandonné sa famille, après vingt ans. Un mari gentil, travailleur, deux beaux enfants bien réussis. Qui l’aiment et qu’elle aime.

- Mais, Nelli, pour l’amour de Dieu… et maintenant qu’espères-tu de moi ? En quoi puis-je t’être utile ? Comment as-tu pensé à moi ?

Elle tourne la tête de côté.

- Écoute, tu as des relations. Je ne te demande que des conseils, et éventuellement que tu évoques mon cas auprès d’une ou deux personnes. J’ai vraiment tout envisagé. Je dois m’adapter aux possibilités dans le cadre de ma résolution. Je ne ferai pas la délicate. J’ai peu d’argent, je ne peux pas rester ici dans cette clinique. J’ai pensé que nous intégrerions un asile ou une institution où on garde ce genre d’enfant… - Éventuellement j’y ferai des ménages ou j’aiderai à la cuisine, peu importe… pour pouvoir rester près de mon fils.

- Mais…

Elle me coupe la parole.

- Je sais tout, j’ai parlé avec des médecins, avec des directeurs. Ils m’ont tous dit que c’est un cas désespéré, aucun remède n’existe. Par contre il peut vivre cinquante ans ou plus, toujours dans ce même état. Bref – ma place est près de lui. De jour comme de nuit. Je n’ai besoin de rien d’autre. Si on ne le prend pas dans l’institution dont c’est la spécialité (j’ai entendu dire qu’on ne prend que les cas guérissables), alors j’en chercherai une autre tenue par des religieuses. Dans un ordre. Je souhaiterais qu’elles m’acceptent, je serais volontiers leur sœur, si c’est le prix pour qu’elles me prennent avec l’enfant. Si je ne trouve pas une telle institution à Budapest, je chercherai en province. J’ai d’ailleurs déjà feuilleté les adresses. Apparemment il existe un ordre à Pécs où cela n’est pas inenvisageable. Si tout casse, j’irai à Pécs.

Je n’en peux plus. J’explose.

- Mais Nelli, franchement… quelle mouche t’a piquée ? As-tu perdu l’esprit, as-tu réfléchi, songes-tu à l’avenir ? Ce serait un suicide, une destruction de toute la famille… je ne peux pas t’assister pour faire une chose pareille… Tout laisser tomber, la famille, la vie, les chances… pour un petit avorton misérable, impotent, incapable de vivre… que tu ne pourras pas aider du tout ? Et ton mari… et tes deux beaux enfants… Pourquoi veux-tu mettre en avant ce petit monstre nuisible qui n’a rien à faire de lui, de la vie, du monde… qu’il faudrait cacher quelque part et oublier, le pauvre… qui n’est bon qu’à…

Je ne peux pas continuer. Elle fixe sur moi des yeux grands ouverts, figés. Nous nous regardons ainsi pendant plusieurs minutes.

- Tu ne comprends pas… - chuchote-t-elle. – Tu ne comprends pas… Tu ignores peut-être qu’il parle ?...

- D’accord, il parle…

- Il parle… ne comprends-tu pas ?... Il parle et il comprend tout ce qu’on lui dit… Il retient tout… ce qu’on lui a dit… il observe tout… ce à quoi il ne pourra jamais participer…

- Oui, oui, je comprends… mais…

- Écoute-moi – dit-elle pendant qu’elle se redresse, souriante. – Il y a six mois, en le portant dans mes bras, je l’ai amené au théâtre pour enfants. Il était presque fou de joie et du bonheur de se trouver au théâtre… et de ce qu’il voyait sur la scène… les acteurs étaient des enfants… une ogresse… une fée… Il poussait des cris d’enchantement… il sautillait dans mes bras… on aurait dit qu’il voulait applaudir… Pendant un moment on nous demandait silence dans le voisinage… puis poliment… on m’a invitée… à l’emporter… sous prétexte qu’il dégoûtait les autres enfants… Je l’ai emporté… alors brusquement il s’est tu…

Il m’est impossible d’intervenir.

- Et écoute ça maintenant… Récemment je l’ai emmené au cinéma… en secret, dans le noir… pour qu’on ne nous voie pas nous asseoir… la suite a été la même… il a écouté un moment dans un silence tolérable… puis il n’en pouvait plus… tellement il était ravi de voir la Vie… de ce qu’il découvrait… Une fois de plus on m’a invitée à sortir, au bout de cinq minutes.

Elle baisse la tête.

- Voilà trois jours… il m’a balbutié après déjeuner : « Maman… qu’en penses-tu… ne pourrions-nous pas aller au cinéma… dans ce petit cinéma de quartier ?... On pourrait essayer… peut-être on ne nous mettrait pas à la porte… » Passe-moi une cigarette.

Nelli essaye de rire, comme les adultes qui rapportent les saillies d’un vilain garnement. J’ai aussi tenté de sourire. Nous avons détourné la tête, tous les deux pour ne pas éclater en sanglots.

Ensuite je lui ai promis en marmonnant d’essayer de parler à "mes relations".

 

Pest Napló, 16 février 1936

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