Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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RÊve fusionnel

C’était un film merveilleux, parole d’honneur, une oasis dans la litanie des films désolés et bâtis sur le même schéma. "Jardin des rêves" était son titre (je peux le dire car il a fini de passer comme le sablier, je ne lui fais donc plus une réclame non habilitée). Il parle d’un étrange homme intéressant et d’une étrange femme rêvée, ils connaissent un amour éthéré, ignorant qu’ils ont passé ensemble leur petite enfance. Un jour ils découvrent une chose merveilleuse : jour après jour il fait le même rêve qu’elle. Quand elle rêve qu’ils ont fait une promenade en grande conversation, lui, de son propre rêve se souvient du contenu et des mots de cette conversation. Ils font rêve commun – à l’opposé de la dualité si souvent écrite, quand un homme se scinde en deux ; ici nous nous trouvons devant un cas de fusion mystique, surréaliste, mais d’autant plus saisissante et étrange : les deux âmes se fondent en une pour vivre dans leur rêve ce que le monde leur a refusé, bonheur et beauté éternels. Puis la réalité devient de plus en plus horrible. Il commet involontairement un meurtre, il tue le mari, il est condamné à la prison à vie et elle essaye en vain de le secourir. Elle lui rend visite en rêve et elle veut le sortir, à travers les grilles, de son cachot.

Il est sur le point de la suivre quand il se rend compte qu’il rêve – il s’arrête dans son élan, non, non, assez de ces mirages ! Il ne veut plus rêver, pour retomber le lendemain dans la dure réalité. Mais elle lui montre une bague, qu’il la regarde bien : le lendemain, en plein jour, dans le monde de la réalité, elle lui enverra cette bague comme preuve qu’elle a rêvé la même chose et qu’eux deux ont intérêt à se transplanter dans le "jardin des rêves" où il n’y a plus d’obstacles, plus de limites, de vieillesse, de mort. Le lendemain il reçoit effectivement la bague, il s’apaise dans son sort étrange, il l’assume, et dans leur rêve ils restent jeunes et continuent de vivre leur vie de bonheur que la réalité leur a refusée.

Eh bien, peut-être sous l’effet de ce film, mais peut-être spontanément, j’ai fait hier moi aussi un tel rêve fusionnel.

Je me promenais dans un paysage crépusculaire, sous le feu ardent du soleil couchant, avec un homme grand et morne. Ne pensez rien de mal, nous discutions sur un ton sérieux et élevé du but de la vie, de sa substance, son mystère et de ce qu’il est dommage qu’en réalité tout est abîmé et dénaturé par le souci qui entrave nos pensées et nos sentiments augustes. Il opinait si intelligemment à mes mots passionnés que c’était plus fort que moi et je lui ai demandé :

- Dis-moi qui Tu es, Homme mystérieux.

Il leva sur moi un regard sérieux et doux :

- Je suis le directeur de l’usine à gaz, ô jeune homme ! – répondit-il d’une voix bourdonnante et profonde.

Alors j’ai porté mes mains à ma tête.

- C’est terrible ! – me suis-je écrié. – Je comprends que je ne fais que rêver. À quoi sert notre conversation si Tu n’es que brouillard, vapeur, image onirique inexistante, vision de mon rêve enfiévré ?

Il tira une feuille de papier de sa poche et me la tendit.

- Regarde bien cette feuille, ô jeune homme. – dit-il lentement, en prononçant bien chaque syllabe. Afin de prouver que je fais le même rêve que toi au même moment que toi, que je ne suis pas une vision mais la réalité, regarde bien ce papier : tel que tu le vois maintenant, je te l’enverrai demain matin, en plein jour, dans la réalité.

Je l’ai regardé. C’était un rappel de régler dans les trois jours ma facture de gaz d’un montant de vingt-huit pengoes, sur le mandat ci-joint.

Je me suis réveillé en haletant de mon cauchemar.

Au même moment on sonna à ma porte. C’était un homme de la société de gaz. Il me tendit la feuille de papier.

C’était la même feuille.

Pourtant je vous jure que je n’ai pas consommé tant de gaz !

 

 Pesti Napló, 20 février 1936.

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