Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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GLACE RÔTIE

Dans une vitrine de l’Avenue Andrássy on peut voir un écriteau : glace rôtie, trente fillérs. En tant que vieil hégélien, ami des contrastes, je ne peux pas ne pas relever ce gag. Toute réalité authentique est un paradoxe, au moins double, qui se nie soi-même, c’est par cette voie qu’il faut chercher la vérité. Un fou intelligent, un criminel bienveillant, une douce torture, un militant apôtre de la paix, un producteur de films cultivé, un mariage heureux – c’est la voie du progrès, de tout progrès. La thèse principale de la religion d’un penseur doit être le "credo, quia absurdum", c’est-à-dire je le crois car c’est un non-sens ; lui seul soupçonne que notre progrès n’a pas d’autre but que d’inventer enfin la solution de l’énigme du cerceau de fer en bois, c’est-à-dire remettre sur pied la réalité du monde à l’envers, cela rendrait peut-être l’humanité heureuse, la cause évidente de nos malheurs étant qu’on ne peut forger qu’en fer un cerceau de fer, même si le bois coûte moins cher.

Je pénètre donc dans la boutique et je commande une glace rôtie.

Ils la préparent devant moi. Ils trempent la glace fraîchement fabriquée dans une sorte de pâte mousseuse, puis ils l’enfournent. Trente secondes plus tard ils me la servent sur une assiette.

La masse est rôtie, croquante, elle me brûle les lèvres quand je mords dedans. Mais à l’intérieur la glace est intacte, elle ne fond pas, la glace et la lave, "le feu et l’eau", se rencontrent sous mon palais et s’entendent très bien, comme deux femmes parmi lesquelles nous n’arrivons pas à choisir. En effet, dans le four une épaisse couche dure s’est formée à la surface de la masse qui conduit mal la chaleur et empêche ainsi la fusion de la glace, à l’instar de l’amiante ou du cylindre de vapeur autour du doigt d’un homme trempé dans du fer liquide.

Après que je déclare solennellement n’avoir aucune part dans cette affaire, on ne m’a pas invité à leur faire de la réclame, pour mon présent papier je n’accepte aucune rétribution, pas même une réduction (de toute façon c’est l’automne et dès demain la glace ne sera plus une affaire intéressante), par pure admiration altruiste et par conviction je constate aujourd’hui qu’à mes yeux la glace rôtie en tant qu’innovation, je la trouve équivalente aux miracles de la poudre du canon sans fumée, de la télégraphie sans fil, de l’esprit-de-vin solide, de l’horloge musicale et du politicien généreux, et non en dernier lieu de la pelisse hongroise qui, comme chacun sait, rafraîchit en hiver et chauffe en été.

S’il vous plaît, il conviendrait d’inventer plusieurs autres choses de ce genre. Additionner les plaisirs afin de pouvoir apprécier deux extrêmes de la vie au même instant. Avion souterrain, caverne du vice en altitude, champion d’échecs boxeur, discours parlementaire en vers. Le tonneau de Diogène pour logement, avec une automobile à la sortie, et l’île de Robinson avec un téléphone interurbain.

Ou un poète bon homme d’affaires.

Un poète qui ne médite et qui ne rêve pas sur ce dont l’humanité aurait besoin, mais qui se procure ce qui lui est nécessaire.

Et qui n’attendrait pas que les cailles lui tombent toutes rôties dans la bouche.

 

Az Est, 11 septembre 1936.

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