Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
OLIVECRONA A
BUDAPEST
(Instantané sur une rétine guérie)
« Ô siècle ! Les arts fleurissent,
les sciences s’animent, le monde progresse – vivre aujourd’hui est un vrai
plaisir. »
(Ulrich
Hutten)
Symboliquement, la
demi-lune (nous sommes dans l’année solennelle de la célébration de la
libération de la ville de l’occupation barbare) descend sous la ligne
d’horizon. La nuit est sombre, étoilée. Le prisme des projecteurs balaie des
bandes planes comme la mer sur le béton de l’aérodrome. Quelques oiseaux
mécaniques noirs, autant de hiboux, croupissent devant les hangars. Un petit
groupe attend et scrute nerveusement le ciel. À ce moment une des nombreuses
étoiles s’ébranle, elle tombe ni ne zigzague, elle se met lentement en
mouvement, elle décrit un cercle dans le ciel, fait demi-tour. Une sirène
vrombit, une fusée s’élance. L’avion anglais vient d’arriver à Mátyásföld.
Il est huit heures et demie, l’avion est
parti à dix heures et demie de Londres. Son corps de libellule se dépose sur le
sol avec la légèreté d’un papillon. C’est à la fois merveilleux et redoutable.
Le petit groupe avance à sa rencontre, je lis l’enchantement sur tous les
visages. Ce sont de jeunes journalistes, impossible qu’ils ne sentent pas à ce
spectacle la grandeur de notre siècle. L’image mobile a arrêté le temps, comme
Josué a arrêté le soleil, la radio a vaincu l’espace, l’homme lui-même fait les
quatre cents coups parmi les étoiles. Et tout cela a jailli d’ici, du crâne de
Chronos, du cerveau de l’homme, de cette gelée fragile, frémissante, que nous
avons héritée des reptiles et des coquillages, pleine de survivances et de
sources d’erreurs de l’évolution. Mais jusqu’à quand y aura-t-il encore des
survivances et des sources d’erreurs ? Ce gentleman du Nord, silencieux,
modeste que nous sommes venus accueillir ici, a déjà ouvert mille et quelques
fois le crâne de quelqu’un, il sait distinguer l’intact du difforme, il écarte
les faussetés bourgeonnantes, la cervelle saine peut continuer à vaquer à ses
occupations. Pour l’instant il guérit, il rebouche les sources d’erreurs et
celles de la mort. Qui sait s’il ne trouvera pas un jour (il est jeune) dans la
matière normale quelque chose qui n’est pas une fausseté : un organe futur
de l’homme de l’avenir, qui se prépare dans ce présent million d’années dans
l’atelier de la nature ? Il le trouvera, il le sortira de là, il le mettra
en fonctionnement, il mettra en service
en un jour la même chose que l’espèce n’a su créer qu’en un million d’années.
Comment a dit le poète ? « Il a trépané mon crâne, il a regardé dans
ma cervelle et s’est mis à rire. » Quel siècle que le nôtre ! Entre
son début et sa fin il arrive plus de choses, des promesses plus grandes se
réalisent, que durant les soixante siècles précédents.
Il reste néanmoins encore quelques
difficultés mineures. Deux dames seulement descendent de l’appareil, le
professeur Olivecrona, le célèbre chirurgien suédois du cerveau, est resté, on
l’apprend, coincé à Vienne. Il avait une correspondance à Vienne, mais l’avion
anglais qui l’amenait de Stockholm avait du retard, il s’est entêté, n’a pas du
tout atterri à Vienne, l’a seulement survolée vers son
terminus.
Il arrive à onze heures du soir dans la
bonne vieille Gare de l’Est, en autorail, il est vrai. On l’extrait
difficilement de la foule, car il y a beaucoup de monde à la gare, on attendait
le directeur de la police de Varsovie, une fanfare en uniforme défile, un carré
se forme, on vérifie, on repousse, les consignes sont sévères. Le temps qu’il
passe le service des bagages, le contrôle des passeports, les différents
bureaux : quelques gouttes de sueur s’installent sur son visage d’une
régularité américaine. C’est avec soulagement qu’il prend le bras du cher
professeur Grósz, pour avancer vers la sortie. Mais
ce n’est pas si simple, quand on est une célébrité. Le photographe le retourne
poliment mais vigoureusement, et lui fait prendre la pose. Des journalistes
surgissent de sous la terre. Ils dressent dangereusement leur crayon. A-t-il
fait bon voyage ? Est-ce sa première visite à Budapest ? Quel va être
son programme ? A-t-il prévu des consultations ? Qui était son
maître ? La chirurgie du cerveau a-t-elle beaucoup évolué dans les
dernières décennies ? Que pense-t-il en général du cerveau humain ?
Et des femmes ? Et de la Conférence de Genève ?
Discrètement, retiré dans un coin,
j’observe son profil tendu et sa main droite magnifique, virile, avec laquelle
sans y penser il serre ses clubs de golf qu’il a apportés à tout hasard, on ne
sait jamais.
Je suis envahi d’une vision, la perspective
de quatre mois.
Je revois ce profil, pareillement tendu,
penché au-dessus de mon cerveau dénudé. Pareillement tendu, pourtant plus
calme.
Je relève la tête, une idée brusque me fait
presque rire. J’avance, je le rejoins, je lui touche le bras.
Non sans goguenardise, doucement, en imitant
un peu sa voix, je lui retourne la
question qu’il m’avait posée alors,
en farfouillant avec son bistouri électrique entre les lobes de mon
cerveau :
- Und wie fühlen Sie sich jetzt, Herr Professor ?[1]
Az Est, 24 septembre 1936.