Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le trac
Entrée pour
l’Encyclopédie
Győr, septembre
Le
terme est né de la culture théâtrale. Il désigne cet état d’âme dans lequel se
trouve un comédien débutant quand s’allument à ses pieds les lumières de la
rampe, donnant le signe qu’il peut commencer, c’est à lui de jouer, le public
est attentif et il attend.
Mais
l’état d’âme lui-même est probablement ancestral, il est une tendance innée de
l’homme créatif, talentueux, à s’ébahir, presque à regimber, à se sentir
momentanément faible et impuissant face à la tâche à assumer, ayant reconnu le
grand moment quand sa personnalité complexe et rare affronte la personnalité
simple et ordinaire de la foule, pour que son talent le fasse mieux plonger
dans la contrainte de l’action.
Naturellement
il s’agit toujours d’hommes de talent. La psychologie vétilleuse et tatillonne traite le trac comme un simple
symptôme, qui a ses causes dans le système nerveux plus sensible de l’artiste, que l’on peut et doit
traiter, mais qui guérit aussi de lui-même, dans la pratique, grâce à
l’exercice. Cette présentation pathologique, surtout en ce qui concerne la
routine et l’accoutumance, est contredite par l’expérience bien connue que ce
sont surtout les artistes et les orateurs les meilleurs qui se débarrassent le
plus difficilement et le plus tard de cette maladie. Parmi eux les plus
sincères, par vanité, pour se vanter, ou par angoisse, pour se plaindre,
n’hésitent pas à reconnaître qu’après vingt ans de travail en public et autant
de succès, ils souffrent toujours et chaque fois du trac, chaque fois que le
rideau s’ouvre ou retentit la clochette du président. Les premières paroles des
grands orateurs sont toujours affaiblies et voilées (observez-le), seul le
dilettante entame fortissimo les accords introductifs. La
"familiarité" négligente, sans trac, sur une scène, peut hélas être
observée chez ceux que l’on appelle des
comédiens d’occasion, qui ne comprennent même pas comment on peut avoir le
trac pour quelque chose d’aussi simple que la comédie.
Dans
la généralité, synthétiquement, le trac a aussi un sens, qui est peut-être plus
profond que ce que voit la psychologie analytique quand elle le traite comme
une maladie. Cela apparaît d’emblée dès que, en mettant de côté les artistes
des arts d’interprétation, nous découvrons son cheminement et sa trace dans le
travail créatif.
L’état
d’âme de la création connaît tout
autant le trac que celui de la communication : face à la moindre tâche,
dans ce domaine, il se manifeste aussi sûrement qu’au début d’une exécution majeure.
C’est maintenant, quand on en parle, que je remarque et que je m’avoue ce qui
s’est assoupi en moi, devenu semi-conscient à cause de ce qu’on appelle la routine, que je n’ai jamais écrit une
seule ligne sans trac. Aujourd’hui encore, à l’instar des premiers battements
d’ailes de l’adolescence, ou même du scribouillage de mon premier poème de
petit garçon, je suis pris de palpitations lorsque je tire plus près de moi le
coin supérieur de la feuille blanche pour me mettre à écrire. Une vraie
palpitation chiffrable en pouls, pas une imagination, germée dans l’intérêt ou
dans la vanité. Peu importe que je me prépare à écrire
un poème immortel, un drame ou une scène de cabaret, voire une chronique de
presse. L’essentiel est que je devrais le faire bien, parce que le lecteur m’observe,
il se penche au-dessus de mon stylo, il retient son souffle : encore une
minute et ma voix retentira dans l’immense salle de l’écoute publique.
Impossible
de s’habituer à cela, il n’y a pas d’accoutumance possible. Il doit y avoir une
raison plus profonde que ce qu’un neurologue peut constater ou traiter. Je
soupçonne que dans ces premiers instants de trac, quand mon instinct ressent
encore clairement la mission ancestrale et la vocation, c’est l’essentiel qui
en moi fait entendre sa voix : en langage théologique cela s’appelle la
conscience, le moraliste agnostique parlerait de responsabilité.
Quel
que soit ce que je compte rendre public, la responsabilité de sa publicité
m’incombera. Il convient de soigneusement mâcher les mots, parce que l’effet
produit au dehors, dans le monde extérieur, dépendra des épithètes et des
virgules – une fois que le mot est sorti, il devient définitif comme un contrat
auquel les deux parties pourront dorénavant se référer. Tant que le mot pulse en
moi, c’est un jeu, une distraction, une philosophie – en se libérant, tel la meule de Toldi[1], il devient le
destin. C’est un cas de conscience pour moi ce que le mot deviendra dehors dans
le monde, en se mêlant à des éléments d’autres consciences. Dans ce contrat,
pourtant, il semble que c’est le mot le plus noble, à l’instar des éléments
nobles, qui se mélange le moins, qui devient le moins une pièce constitutive de
la psychologie des masses. Mais peu importe, la possibilité existe que le mot
écrit fasse courir plus vite mon contemporain ou lui fasse faire demi-tour,
comme poursuivi par quelque Volonté inconnue. Le mot pourrait le faire obéir ou
le pousser à la révolte, qu’il m’ait compris ou qu’il m’ait compris de travers.
Petőfi a écrit « liberté universelle » et il a écrit
« combat », et il a dû tomber parce que le mot écrit lui a lié pieds
et poings. Comment la grande Chance que je lance pourrait ne pas me faire
palpiter le cœur ? Le billet que j’ai soumis au tirage au sort,
puisse-t-il paraître bon marché, dissimule l’éventualité du gros lot que je
toucherai ou que je devrai débourser.
Je
sais très bien qu’il n’en est pas ainsi dans la pratique (nous vivons dans le
siècle du journalisme et des idéaux d’un jour). Mais le trac prouve justement
que la conscience cachée de la possibilité se dissimule toujours derrière le
mot, comme la dégénérescence d’un organe immense autrefois important. Le
sentiment de la responsabilité ne vit plus en nous qu’en sa dégénérescence,
mais il vit, il peut causer des malheurs, des infections internes, comme
l’appendice. Il n’y a aucune exception, et c’est une question de sensibilité si
notre système nerveux le capte ou ne le capte pas.
Cette
sensibilité accompagne par exemple le poète tout au long de sa vie, c’est peut-être par là
que sa malchance a fait de lui un poète. Ses jours, ses heures, ses minutes
ne sont qu’un tremblement intérieur, à tout instant il ressent toute sa vie, sa tâche, sa mission dont
la fascination l’a fait venir au monde. Un homme ordinaire ne ressent quelque
chose de semblable que quand il est en danger de mort, au moment d’une chute,
ou s’il est saisi par une tornade. Seul le poète aperçoit le seuil de l’instant d’où, en projetant un regard vers l’avant,
s’ouvre le ravin insondable de l’avenir, chaque instant, faisant
continuellement renaître le monde. Il lui faut autant de force pour maintenir
en vie le monde que ce qu’il fallait pour l’engendrer. Le poète, comment
pourrait-il ne pas sentir dans le baiser de sa muse le Baiser unique qui ne se
présente qu’une unique fois ? Comment pourrait-il ne pas sentir sa vie,
cette aventure au risque mortel, comme un unique et long instant de trac ?
Pesti Napló, 12 septembre 1936.