Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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MON ADMIRATEUR DANS LA VITRINE

 

À la fenêtre de l’intime petit café du centre-ville, pour ainsi dire dans sa vitrine, j’étais pendant des mois le seul client chaque matin, pendant qu’on faisait le ménage à la maison ; je me penchais là sur mon pensum à écrire. Bien qu’étant quelqu’un de distrait, j’ai remarqué que mon Admirateur s’arrêtait souvent devant la fenêtre et m’observait à la façon que moi, admirateur des hippopotames et des chacals, j’ai coutume d’observer au zoo ces manifestations intéressantes de la vie publique. Il m’aurait peut-être aussi fait goûter du papier et de l’encre, si l’alimentation des écrivains et autres agressions n’étaient pas interdites dans notre pays. Un jour il s’est même aventuré dans ma cage et le bras tendu en avant, prudemment (pour que je ne le morde pas) il m’a demandé un autographe, qu’il a ensuite jeté au premier coin de rue.

Une fois le garçon m’a rapporté que l’après-midi de la veille l’homme était entré au café, il s’était assis dans le fond de la salle et avait pris une collation. Il lui avait posé des questions sur ma modeste personne : quel homme je suis, quelles sont mes heures de travail, comment est alors mon attitude et combien je gagne. Il avait demandé au garçon, au cas où il viendrait prendre lui aussi ses petits-déjeuners, s’il pourrait disposer en permanence d’une table proche de la mienne, car il souhaitait m’observer confortablement.

Le lendemain matin il était en effet assis là, il se cachait derrière ses journaux et il me lorgnait de manière incontinente. Ça ne me faisait pas vraiment plaisir, mais j’ai décidé de m’y faire ou plutôt de l’ignorer, car je n’aurais pas aimé abandonner ma table d’habitué. Son comportement était paisible, il avait l’air de n’avoir aucun projet, il se contentait des rester respectueux.

Ce matin, à ma plus grande surprise – ayant déjà élaboré pendant mon trajet ce que j’allais écrire – j’ai trouvé mon coin refuge près de la fenêtre occupé.

C’est mon admirateur qui était assis à ma place, il regardait allègrement les passants, mon public préféré, que d’ici, de ma loge, j’aimais bien observer, étant depuis longtemps convaincu que, pour un vieux comédien, la salle est une scène bien plus colorée que ne le sont les tréteaux pour la salle.

C’est avec une certaine indignation (secrète et silencieuse, bien sûr) que je me suis adressé au garçon pour savoir pourquoi il avait laissé occuper ma place. Le patron a haussé les épaules avec une indifférence seigneuriale. Il m’a fait savoir avec un regret courtois que j’avais oublié de réserver officiellement cette table pour moi, alors que ce Monsieur s’était convenu avec le garçon en bonne et due forme qu’à compter de ce jour il prendrait place près de la fenêtre. S’agissant d’un client ponctuel et sérieux, le garçon avait bien fait de respecter sa demande. Je pourrais peut-être m’installer sur le côté, à cette table latérale.

Je suis donc assis (pour la dernière fois dans ce café) ici, et plutôt que le pensum que je m’étais attribué (je comptais écrire sur la situation en Europe, qu’hier soir enfin j’ai réussi à résoudre !), dans ma colère je n’ai pas trouvé d’autre sujet que celui des présentes lignes.

Quant à mon admirateur, il est assis dans la vitrine, à ma place. Je tire tout de même un avantage de toute cette affaire. Je ne l’intéresse plus, il n’a pas daigné me lancer le moindre regard. Il observe les passants.

Il tourne même la tête vers les jolies femmes.

 

Brassói Lapok, 19 septembre 1936

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