Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

monde inhumain

Photographié de loin

Le lecteur trompé croira bien sûr qu’il s’agira du combat fratricide entre Espagnols et des inhumaines luttes intestines entre les hommes, une fois de plus. Mais pas du tout. Le titre ci-dessus n’évoque pas l’état d’âme d’un pacifiste amer, mais plutôt celui de l’optimiste obstiné, capable de voir en une paille ballottée dans la tornade, l’île salvatrice, un jardin d’Éden pour l’homme, en ce monde dans lequel ce qui est spécialement "humain" se réduit de plus en plus.

 

*

 

Cette paille est cette fois une nouvelle invention anglaise dont des cercles techniques nous font part : un avion volant sans pilote, dirigé d’en bas par des ondes radio. On a déjà entendu parler de ce genre d’idée, mais ce qui est la particularité du nouveau modèle, c’est qu’il est capable de monter même jusqu’à la stratosphère. Qui plus est, il est doté d’un œil qui veille et qui fonctionne en continu : équipé de caméras, il transmet des informations, tout ce qui croise sa route, à la station sous forme d’images mobiles – il voit la Terre en dessous, il voit les avions ennemis qui l’approcheraient. Qu’il me soit permis de mentionner modestement, pour la fidélité historique, que c’est dans une ancienne pièce de théâtre hongroise jouée à Budapest sous le titre de "Demain matin"[1],  que j’ai lu quelque chose de ce sujet. Dans le temps j’avais oublié de déposer la pièce, en plus du copyright, au bureau des brevets ; on vivait encore alors dans un temps où il semblait que la réussite serait mieux assurée en liant son nom à un drame qu’à l’immortalité d’une innovation technique.

 

*

 

Néanmoins, en ce qui concerne l’immortalité corporelle, je ne peux que féliciter le jeune auteur. Une machine à bord de laquelle aucun homme n’est assis, et qui exécute sa tâche aussi bien, sinon mieux, sans que quelqu’un soit obligé de risquer sa vie – c’est vraiment un travail idéal. En effet, n’est-ce pas, cette machine stupide peut être très utile dans une guerre : elle lance des bombes, elle enclenche des mitrailleuses, et si à la fin elle est endommagée, il n’en coule que du pétrole insensible et non ce "jus spécial" pour la défense duquel les machines ont paraît-il été inventées. On dit qu’à l’origine c’était le but de toutes les machines : dispenser l’homme de l’effort physique humiliant et indigne, et principalement de ces risques fatals qui accompagnent l’effort, en partant de l’hypothèse que la plus grande valeur parmi toutes est représentée par celui qui établit la hiérarchie de toutes les valeurs de son strict propre point de vue : l’homme.

 

*

 

Bien sûr ce n’est qu’une hypothèse, constamment contredite par les faits, mais c’est "d’autant plus grave pour les faits", crie allègrement le théoricien dans mon genre, qui, de la phrase de Lucifer (« le raisonnement est la mort de l’action ») a toujours conclu que l’action n’a qu’à crever, vive le raisonnement. Je sais très bien que du point de vue de "l’ennemi" une telle arme cruelle, inhumaine, n’est pas souhaitable, pas plus qu’un bombardier sans pilote, mais d’abord, n’est-ce pas, il n’est pas toujours aisé de savoir qui est l’ennemi. Deuxièmement personne ne peut interdire à l’ennemi d’inventer lui aussi une machine, également sans présence humaine, pourtant parfaitement capable de se défendre sans risque, en cas d’attaque aérienne. Si l’on considère les vertus héroïques, je n’ignore pas que l’absence de risque rappelle un peu une blague juive. Celle où Svarc, lorsque son adversaire l’accuse de reluquer dans ses cartes il répond avec aplomb : « je ne vais quand même pas me confier au hasard ! ». La question se pose tout de même sur ce point : contraint à un choix ultime, que préfère sacrifier l’homme, est-ce son existence sur la Terre ou bien ses vertus héroïques ?

 

*

 

Parce que si l’on ne considère pas que nous sommes les ennemis les uns des autres, mais que c’est la nature hostile qui est l’ennemi commun de notre espèce, la nature qui nous combat avec des armes plus puissantes que les chars et les bombardiers, que sont les bactéries, les tornades, les tremblements de terre et les ères glaciaires – qui songerait appeler de la lâcheté si nous cherchons à prendre moins de risques pour l’homme dans ce combat ? Durant la guerre mondiale (je le reconnais, merci) j’ai fait une proposition au parties combattantes. Dans la mesure où elles cherchent à détruire un certain nombre de sujets ennemis, avec un peu de patience elles peuvent y parvenir moins cher et au prix de moins de risques si elles attendent simplement que l’effectif souhaité périsse de mort naturelle. J’ai appris depuis que l’objectif des guerres n’est pas la destruction d’hommes, mais l’acquisition de biens, et le sacrifice humain n’en est qu’un moyen, un corollaire, il n’est pas une condition de la lutte pour la survie. N’est-il donc pas raisonnable d’espérer pouvoir un jour éliminer, dans l’intérêt de cet objectif, ce symptôme secondaire désagréable ? Les prophètes de malheur ont déjà prédit la guerre du futur de multiples façons (presque toujours sous forme d’horribles tueries), mais il y a une chose à laquelle ils n’ont pas pensé. À ce que de la lutte des machines de plus en plus puissantes et invincibles l’homme vivant pourrait se soustraire en catimini, comme il s’est déjà soustrait aux travaux les plus durs, en les faisant exécuter par des machines. Si la machine peut semer et couper les céréales à notre place, tisser nos vêtements, chercher des nourritures, marcher, courir et voler – pourquoi ne pourrait-elle pas combattre, détruire et cambrioler aussi à notre place – nous arracher la chemise s’il le faut, pour l’ennemi, sans qu’elle touche notre peau, le seul intérêt qui compte étant la vie nue, que l’on ne peut remplacer par aucun autre intérêt, l’unique source et excuse du "sacro egoismo" pour tous les hommes ? La machine, cette machine à laquelle j’octroie le droit, plus qu’à aucun autre homme, d’être plus forte et plus puissante que moi, car c’est elle la nature et non moi, cette machine devant laquelle je n’ai pas honte : s’il s’agit de choisir entre ma dernière chemise et ma peau, je choisis ma peau, de même que je n’ai pas honte devant la nature quand je me défends jusqu’à ma dernière goutte de sang contre sa condamnation à mort.

 

*

 

D’accord, d’accord, je connais l’argument que la guerre n’est pas seulement une lutte pour les biens ; sans guerre l’humanité risquerait de se multiplier exagérément, la machine peut remplacer tout sauf la sélection nécessaire : que deviendrions-nous qui étions en surnombre si nous ne pouvons plus devenir des morts héroïques ?

Mais pour l’amour du Ciel – où en sommes-nous en fait avec l’eugénisme ?

Il serait peut-être plus pertinent de réfléchir d’abord plutôt qu’ensuite, pour ne pas être trop nombreux sur Terre. L’âme non née renonce probablement plus volontiers à son étui de poussière si elle a été prévenue à temps, dans l’espoir d’en acquérir un autre, plutôt que de supporter qu’on le lui arrache une fois qu’elle s’y est installée.

 

Pesti Napló, 20 septembre 1936.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Pièce de Karinthy.