Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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troisiÈme rapsodie hongroise

Les deux premières, qui cette année sont particulièrement d’actualité, mais qui resteront d’actualité jusqu’à la fin des temps, le grand Liszt les a composées à partir de motifs populaires – il y a dessiné des scènes d’auberge, porte-parole éternel de la gaîté hongroise et de la tristesse hongroise sur la scène du monde.

Si Liszt était vivant, le cas ci-dessous lui servirait de sujet pour la troisième rhapsodie. Sans tenir compte de la tristesse hongroise, qui reste bien hongroise, même si elle est typiquement budapestoise (je ne partage pas la position des réformistes[1] qui prétendent que notre capitale est mal hongroise), et dont le poignant festoiement éploré vibre d’autant plus dans la moralité de cette histoire que l’affaire est née autour de la médaille frappée en son honneur. (Mais il est vrai aussi que si Liszt vivait, on ne frapperait pas de médaille à son effigie ; il est en effet inhabituel qu’on frappe une monnaie à un artiste vivant, je fouille dans mes modestes souvenirs et je n’en trouve pas.)

Donc l’air chante l’histoire d’une soi-disant pièce de deux pengoes à l’effigie de Liszt, ayant été un temps la propriété d’un de mes amis poète. Il y a accédé par hasard, en même temps qu’une autre pièce de deux pengoes ordinaire – on lui a payé quatre pengoes pour son poème lyrique "Oh mon ami, tu m’enrichis", publié dans les colonnes de la revue hebdomadaire Luth Boursier.

Apparemment, ou c’est son chagrin qui s’est éclipsé ou sa richesse, parce que (n’ayant jamais eu le sens de l’économie) il a rapidement dilapidé la pièce ordinaire de deux pengoes.

Il a presque failli se résoudre à régler avec l’autre pièce, la jubilaire, en contrepartie de son ardoise d’alcools de plusieurs semaines, lorsqu’il eut l’idée qu’il devait y avoir des collectionneurs pour ces pièces consacrées à Liszt, qui seraient même prêts à payer un supplément – il avait entendu dire que quelqu’un en avait vendu pour deux quatre-vingt, voire trois pengoes, avec un tantinet de sens du commerce.

Pourquoi ne tenterait-il pas lui aussi sa chance dans les affaires ? Il s’était en fait toujours reproché de ne pas administrer son génie poétique aussi bien qu’un Ford ou un Rockefeller.

Il résista donc héroïquement pendant des jours à régler ses notes de café et de restaurant, tout en proposant sa pièce à tout un chacun. Il refusa plusieurs offres. Un jour il aurait pu déjà toucher deux soixante, mais il était fermement résolu à ne pas se laisser faire. Pourtant l’infortune ne le lâcha pas ; par la suite on ne lui promettait que deux cinquante, puis deux quarante, et même un usurier sournois, abusant de sa situation difficile, osa lui proposer deux vingt. Dans son amertume infinie il courut retrouver celui qui proposait deux soixante, mais la personne était partie en voyage, sans doute pour une affaire de plus grande envergure.

Le soir il s’amena dans une de ces grottes à roulettes qui commencent à se répandre et où chacun sait qu’on dépouille le bourgeois nanti mais crédule jusqu’à en faire un mendiant. C’est ce qui lui arriva. Pour le matin son patrimoine de quarante fillérs s’est évaporé entre les griffes de la roue satanique. Alors il s’adressa à une connaissance.

- J’ai une pièce de deux pengoes à l’effigie de Liszt. Je te la vends pour deux  trente.

- Je n’en veux pas.

- Tu sais quoi ? Passe-moi deux pengoes, je te la laisse en dépôt, demain je la rachèterai.

- Je n’ai en monnaie qu’un quatre-vingts.

- Ça m’est égal. De toute façon elle me reviendra demain. Passe-moi tes un quatre-vingts.

Et il a cédé la pièce de Liszt pour un quatre-vingts.

Vous pouvez deviner la suite. Il n’a jamais trouvé depuis deux pengoes pour racheter sa pièce.

Et hier soir ces pièces festives ont été démonétisées.

 

Az Est, 4 octobre 1936

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[1] Réformistes proches de l’extrême droite.