Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
L’homme et l’image
(Duo-monologue
de 1936, pas de copyright, pour les
théâtres ce n’est pas un manuscrit, n’importe lequel peut le programmer.)
Lieu : la scène d’un grand théâtre.
(Après un silence tendu, Le COMÉDIEN saute brusquement du milieu du rideau circulaire, il
court les bras tendus jusqu’au trou du souffleur – au même moment, un coup de
revolver suivi d’une fumée. Le COMÉDIEN
se trouve là devant le trou du souffleur, en queue-de-pie diabolique, les
sourcils en pointe, et il rit très fort en direction du public interloqué.)
Le COMÉDIEN (retourne ses mains pour montrer qu’elles
sont vides) :
- Voyez vous-mêmes ! Rien dans les mains. Mais sur vos
visages il me semble voir qu’il s’est passé quelque chose… Auriez-vous entendu
une détonation ? Possible, possible… Il se peut que vous ayez entendu
quelque chose qui n’a pas eu lieu… Peu importe, n’est-ce pas ? Le
principal est que vous, à ce que je vois, vous avez entendu quelque chose. Rien
d’étrange là-dedans, nous sommes au théâtre après tout ! Quant à moi,
votre modeste et humble serviteur (il se prosterne ironiquement), je
suis ici pour vous distraire dans la limite de mes modestes moyens. (Il
s’étire orgueilleusement.) Si je veux ! Chacun produit ce qu’il sait
faire, Mesdames et Messieurs – le char miaule, le chien aboie, l’avaleur de
filasse avale de la filasse, le cabotin fait le saltimbanque et le magicien
danse sur des œufs.
- Au demeurant, respectons les formes : je m’appelle
Comédien. Disons comme ça, tout simplement. En tout cas je joue des scènes,
tout au moins c’est ce que le public voit. Mais si je préfère, c’est le public
qui joue des scènes pour moi. Il pâlit et il rougit… Eh oui. Pardon ? Je
me vante ? Pas sûr… J’ai bien vu pâlir quelques visages… Pourtant je vous
jure qu’il ne s’est rien passé… J’étais un peu distrait, j’ai oublié où je me
trouvais, et pour rire j’ai joué un de mes rôles principaux, l’amoureux transi
qui tue le séducteur. Bien sûr à mains nues, par suprise,
sans accessoire et sans arme… Vous avez pourtant entendu, zut alors, oui, parce
que j’ai passablement bien joué, je suis un assez bon comédien parmi les
comédiens.
- Comédien, cabotin, Mesdames et Messieurs, rien de plus ! Ne
mérite pas d’être pris au sérieux ! Jadis, il y a des millénaires, parce
que j’ai plusieurs milliers d’années, pas la peine de rogner cent ou deux cents
ans de mon âge… Jadis j’avais un autre nom aussi, Mesdames et Messieurs. On me
disait magicien, on faisait grand cas de moi, on m’adorait même, je vous jure,
on se prosternait devant moi, nom d’une pipe, c’était le bon temps. Ensuite le
monde m’a tourné le dos… Non, je n’ai rien raté, il n’est pas question de ça,
mais vinrent toutes sortes de critiques acerbes et au crépuscule d’une heureuse
époque païenne on a commencé à discuter mes mœurs… ma vie privée… On m’a
baptisé Lucifer, Méphisto, Belzébuth… J’étais le diable, brrr… J’étais le
croque-mitaine, on me citait pour faire peur aux bébés. C’était très exagéré,
Mesdames et Messieurs, je vous jure ! Je n’ai jamais fait de mal à
personne, je faisais seulement le pitre, alors comme maintenant, je faisais
croire des choses qui n’existent pas…
- Peu importe comment on m’appelle. Disons modestement :
Comédien. Je ne prétends à aucun rang ou qualification mieux en vue… Mais ça,
je n’en démords pas. Les quelques milliers d’années qui me restent à vivre,
j’aimerais les passer ici. (Il tape du pied.) Sur ces tréteaux. Je ne me
laisserai pas chasser d’ici. Seulement si vous êtes d’accord, bien sûr… Ou plus
exactement, que vous soyez d’accord ou non, je vous prie de me faire confiance…
ça ne dépend pas tout à fait de vous, cela dépend plutôt de mes modestes
capacités… J’ai encore l’air de me vanter, pourtant je n’y songe même pas, mais
qu’est-ce que vous voulez que je fasse, c’est la vérité. Si vous voulez, je
peux vous le prouver…
- Comment ? Très simplement. Vous savez très bien qui je
suis. Je dois seulement vous rafraîchir la mémoire. Vous ne vous souvenez pas
de Svengali[1],
par hasard, le grand hypnotiseur ? C’est moi, voyez-vous, qui l’ai joué.
On dit même, pas si mal que ça. Et en ce qui concerne les vilains fakirs
indiens, c’est moi qui leur ai enseigné tout ce monde magique, et non
l’inverse, parole d’honneur !
- La seule différence, c’est que moi je n’ai pas besoin de
préparatifs, de tout leur saint-frusquin et leurs abracadabra, comme les
acrobates de foire. La volonté seule me suffit… Et l’imagination dont on
prétend qu’elle déplace des montagnes. Je ne vous cache même pas la méthode, je
fais tout devant vous ouvertement. Ne vous ai-je pas montré tout à l’heure mes
mains vides ?
- Et pourtant… que vous le vouliez ou non… vous êtes obligés de
soumettre votre volonté à ma volonté plus forte… votre imagination à mon
imagination plus forte… (À partir de ce moment le comédien joue à la manière
d’un hypnotiseur.) On entend ce qui n’a pas été dit… on voit ce qui
n’existe pas… car vous, vous vous soumettez à la magie et aux mirages qui
émanent de moi…
(Il fait vibrer ses bras tendus en avant, il plonge son regard dans
les rangs du public, comme pour le regarder dans le blanc des yeux.)
- …Alors ? Que ressentez-vous ? Ne sentez-vous pas des
vertiges, une faiblesse qui vous entortille les nerfs, vous engourdit ?
Comme si l’air pesait comme le plomb autour de vos membres… Vos paupières
s’alourdissent… Et maintenant si je voulais… mais je ne veux pas que votre
conscience se fige… non, non… Je veux réveiller et non endormir… vous réveiller
à un rêve, afin que vous rêviez ce que je vous montre, moi, le Faiseur de rêves…
(Il fait bercer doucement, rythmiquement, ses bras.)
- Alors ? Qu’entendez-vous maintenant ?
(Une musique très douce, puis elle va crescendo.)
-
Hum, vous l'entendez ? Elle est belle, cette musique, n'est-ce pas ? Et
comme elle est enchanteresse, comme elle est puissante ! Et elle est de
plus en plus forte, elle enfle, il lui pousse des ailes ! Au début le
violon pleure et tremble... puis le hautbois... Ensuite ce sont le piano et le
tympanon qui se répondent... Plus tard encore c'est le basson, fier,
orgueilleux qui met son grain de sel... Et désormais la musique règne... elle
remplit les oreilles, elle déborde... elle inonde le théâtre... elle roule dans
la rue par la fenêtre... elle étrangle la ville, la région, le monde, dans un
tourbillon de musiques... et maintenant... sur un signe de moi...
(Un
geste large, la musique se tait.)
-
C'est fini ! Vous n'entendez plus rien... C'est le silence... (En
plaisantant.) Tiens donc... Qu'est-elle devenue ? Le petit chat l'a
emportée ?... Ou n'était-elle que le fruit de votre imagination, Mesdames
et Messieurs ?... (Il se penche dans la direction de l'orchestre, il
s'accroupit, il guette, la main en visière.) Eh bien, moi je ne vois aucun
musicien dans l'orchestre ! Je suis enclin à croire qu'ils n'ont existé
que dans votre imagination !... Tant pis. Le principal est que cela vous a
plu... Que cela vous a chatouillé l'oreille... (Il renifle.) Hum...
Comme c'est agréable... Vous sentez ? Vous ne sentez rien... je pense que
vous ne tarderez pas à le sentir... cet agréable parfum de rose... (Un
parfum de rose envahi les rangs du public.) Alors ? Vous le
sentez ? Ou vous ne le sentez pas ?... Moi, je vous l'ai bien dit...
tout le monde le sent... Il n'a même pas fallu d'essence de rose pour ça, juste
un peu d'imagination.
(La
scène s'assombrit, on ne voit que le comédien, fortement illuminé,
diaboliquement.)
-
Un peu d'imagination et un léger vertige, parce que, n'est-ce pas... Maintenant
par exemple nous avons l'impression que la scène s'est couverte de noir... moi
seul reste bien visible... Maintenant, comme si j'étais devenu un peu vert...
(Lumière
verte.)
-
… Maintenant ma figure semble devenir rouge...
(Lumière
rouge.)
- …
pourtant je n'ai rien fait, vraiment rien... restez attentifs... Ne vous
semble-il pas me voir reculer ?
(Un
mécanisme le tire en arrière sur la scène.)
- …
Et maintenant vous me voyez à peu près au milieu de la scène, devant le rideau
circulaire, pourtant je vous jure que je me trouve toujours au même endroit, je
n'ai pas bougé mes pieds... Mais ce n'est peut-être pas tout, je sais faire
tant de choses. Tenez ! Mesdames et Messieurs, que vous le veuillez ou
non, maintenant vous me voyez me hisser lentement en l'air... comme c'est
bizarre... on ne le croirait pas... Un homme ordinaire, comment saurait-il
s'élever en l'air tout seul ?
(Il
s'élève en l'air.)
- …
sans ailes, et sans fils de fer... à l'aide de la seule force que j'aie
provoquée en vous... pour que vous me voyiez... me hisser... ou alors, si vous
préférez, sombrer...
(Il
commence lentement à s'enfoncer.)
- …
Parce que maintenant vous me voyez m'enfoncer dans le sol, ma main à couper que
c'est vrai... m'enfoncer... dans une lumière rouge...
(Une
lumière rouge sort de la trappe.)
- …
comme si j'étais vraiment Lucifer, l'esprit des Profondeurs... Ha, ha, ha...
(Il
s'enfonce lentement, on ne voit plus que sa tête.)
- …
Maintenant vous allez me voir m'enfoncer... et ensuite c'est comme si une même obscurité
envahissait la salle ainsi que la scène... Pourtant les lampes resteront
allumées... Vous ne verrez rien... Puis je réapparaîtrai... je jouerai la
grande scène... la sensation finale... le plat de résistance... qui me
permettra de prouver... de quoi un comédien est capable, ce qu'il peut faire
croire au public... à condition qu'il parvienne à le soumettre à sa volonté et
à le charmer au point qu'il devienne le serviteur obéissant de sa magie...
(Pendant
ce temps il s'enfonce complètement, on entend ses derniers mots d'en bas, la
salle et la scène s'obscurcissent. Après un instant de silence une voix de
crécelle retentit dans le noir.)
LA VOIX : Cesse
cette ânerie, tu n'as pas honte ?
Le COMÉDIEN (sa voix
depuis les coulisses) :
Chut ! Qu'est-ce que c'est ? Silence ! Qui est-ce ?! Ne
faites pas de bruit, ça s'entend dans la salle... Quelle insolence !
LA VOIX : Bon, bon,
tu as peur, hein – avant le final ?!
Le COMÉDIEN (sa voix assourdie, coléreuse) : Qui
est cet insolent ici, dans les coulisses ?
LA VOIX (ironique) : Je
gâche l'effet, hein ? Je suis curieux de savoir si tu auras le culot de
poursuivre cette escroquerie.
Le COMÉDIEN (sa voix, furieuse) : C'est
inouï !
(Après
une courte pause, une moitié de la scène s'éclaire, le comédien entre par le
côté, il a manifestement le trac, mais il essaye de le dissimuler, il se racle
la gorge, il s'efforce d'attirer l'attention sur lui avec de larges gestes
faux.)
Le COMÉDIEN : Mesdames et Messieurs, maintenant vient ma grande
scène. Mon numéro de prestige... auquel je me prépare depuis longtemps et dont
je peux affirmer avec fierté que grâce à lui je me suis élevé au niveau des
exigences artistiques et littéraires les plus hautes...
(Pendant
qu'il parle, la séquence cinématographique apparaît au milieu de la scène,
derrière son dos, sur un écran qui a été abaissé. C'est le comédien que l'on
voit sur l'image, en queue-de-pie, évidemment en grandes dimensions, en pleine
lumière. Il se prosterne avec un sourire ironique, de façon drôle, puis il se
met à écouter vers le bas. Il tend l'oreille, hoche la tête. Puis brusquement
il se met à imiter ce que fait le comédien,, en le caricaturant de façon
comique. Il répète chacun de ses gestes, caricaturant son faux pathos, il met
sa main sur son cœur au moment où le comédien roule les yeux, en exagérant.)
Le COMÉDIEN (poursuit, avec encore plus d'emphase) :
En m'élevant là où le sommeil et la veille... la poésie et la réalité... l'art
et la vie... fusionnent dans l'inspiration du génie de la Grande Création. Là
où le poète et le récitant ne sont plus qu'un... Je dirai même que le comédien
devient plus que l'auteur, duquel il réalise le rêve sans corps... rêve auquel
il prête chair et sang de sa propre chair et de son propre sang. Shakespeare
lui-même a prononcé ces mots d'hommage pour reconnaître l'art merveilleux du
grand comédien... (Pendant ce temps on dirait qu'une mouche s'est posée sur
le bout de son nez et qu'il veut la chasser. L'image mobile l'imite en
l'exagérant.)... Ô comédien, toi qui... (il doit éternuer)... toi à
qui l'auteur dramatique a exprimé toute sa grati... (l'image
mobile éternue bruyamment : atchoum ! Le public rit, le grand
comédien se retourne, furieux, il se reconnaît dans l'image mobile.)
Le COMÉDIEN (furieux) : Qu'est-ce que
c'est ? Comment c'est venu ici ? Quelle insolence ! Qui
êtes-vous ?
(Dans ce qui suit L’IMAGE désigne le
personnage du comédien représenté sur l’écran.)
L'IMAGE : Salut. (Il lui tend la main.) Vous ne me
connaissez pas. Ça m'étonne. Pourtant on dit que je te ressemble.
Le COMÉDIEN : Qui vous a laissé entrer ?
L'IMAGE (retire sa main, la fourre dans sa poche) :
Évidemment, tu es trop petit pour prendre ma main, tant pis. Je n'ai pas besoin
de ta politesse.
Le COMÉDIEN : Qu'est-ce que c'est que cette improvisation de
mauvais goût ?
L'IMAGE (hausse les épaules) :
Improvisation ? Je ne dirais pas ça. Tu as davantage pratiqué ce que je
fais que moi ce que tu fais. C'est tout au plus mon apparition inattendue qui a
pu t'être désagréable. Mais je n'ai pas supporté plus longtemps de regarder ce
cabotinage.
Le COMÉDIEN (se fâche) : Ce...
cabotinage ? Je proteste !
L'IMAGE (calmement) : Bon, bon, cesse de
trépigner, mon petit. Ou peut-être veux-tu m'hypnotiser moi aussi ? Ce
sera difficile, Monsieur le Magicien ! Je ne suis pas le public.
Le COMÉDIEN (trépigne) : Je proteste... au nom du
public...
L'IMAGE (avec une moue) : La partie plus
intelligente du public est de mon avis. Elle pense comme moi que ce pouvoir
extraterrestre avec lequel tu me transperce... et tu entrevois l'avenir... tu
entrevois le passé, petit Lucifer et Belzébuth et Svengali
et Sirius de poche... Tout cela, c’est du bluff, la lumière de l'hypnotiseur
fabriquée avec un projecteur et l'huile de rose commandée à la droguerie et
l'ascenseur descendu des cintres et la trappe de la scène avec son feu de
Bengale.
Le COMÉDIEN (effrayé) : Chut, pour l'amour de
Dieu... Pas si fort.
L'IMAGE (crie) : Allons, allons, c'est à moi que
tu veux faire avaler ça ? Tu pénètres les gens, tu transfères ta volonté,
arrive ce que tu as décidé ? Tu sais quoi ? Dis-moi plutôt combien
j'ai d'argent dans ma poche et quel numéro sortira demain à la loterie.
Le COMÉDIEN (troublé) : Ça n'a rien à voir...
L'IMAGE (avec un geste d'impatience) : Rien à
voir, rien à voir... Bien sûr que ça a à voir ! Tout a à voir !
Seulement on préfère se bander les yeux ! C'est de ça que tu dois parler,
grand magicien !...
Le COMÉDIEN : Je refuse ces familiarités et ce cynisme.
L'IMAGE : Bon, ne parlons pas de l'argent qui nous manque à tous...
Dis-moi plutôt, toi qui sais tout, quels sont les projets du gouvernement.
Le COMÉDIEN (avec dignité) : La politique n'a pas
sa place dans ces murs...
L'IMAGE (fait la moue) : Réponse dilatoire.
Montre-moi des murs où elle a sa place... d’autres que la Grande Muraille de
Chine ! Ou, si tu préfères, parlons d'autre chose. Hypnotise l'huissier
pour qu'il évite notre maison. Qu'il ressente un poids de plomb dans ses
membres, qu'il ne puisse plus faire un pas, dès qu'il a posé la main sur la poignée
de notre porte.
Le COMÉDIEN (fâché) : Qu'est-ce que je suis ?
Le ministre des finances ?
L'IMAGE : Tu n'es même pas devenu ministre des finances avec
ce pouvoir de cinq mille ans ? Tout ce que tu sais produire, c'est faire
de la musique à partir de rien – c'est ton grand tralala ?
Le COMÉDIEN : C'est une attaque personnelle.
L'IMAGE : Produire de l'huile de rose dans la salle pour
faire de l'effet, ce n'est pas une attaque personnelle, ça ? Essaye de
remplacer des saucisses au raifort et à la moutarde par une odeur de raifort au
buffet – tu verras comment réagira le public affamé !...
Le COMÉDIEN : Que de bavardages…
L'IMAGE : Et toi, du verbiage ! C’est tout ce que tu
as pu t’inventer : te faire hisser en l’air par une machine ? Pour te
croire plus haut ?
Le COMÉDIEN (avec dignité) : J’ai été élevé
par les ailes de l’illusion sacrée.
L'IMAGE : Fais élever ton cachet par le théâtre, fiston,
plutôt que toi-même, et alors j’admettrai qu’ils ont grand besoin de toi, que
le public te réclame plus que les trapézistes.
Le COMÉDIEN : Je ne suis pas intéressé par le misérable
profit matériel !
L'IMAGE : C’est maintenant que tu aurais dû t’enfoncer de
honte, pas tout à l’heure. Tu oses me dire cela en face ? La trappe
devrait s’ouvrir sous tes pieds.
Le COMÉDIEN (furieux) : Je vois que tu n’as
pas d’autre but que de me compromettre devant le public. Tu perds ton temps.
J’ai la vérité et l’art de mon côté ! Tout le monde peut voir que tu n’es
qu’un rustre vulgaire, gâcheur d’illusions, maléfique, destructif !
L'IMAGE : Tiens, n’aurais tu pas envie, au point où tu en es, de vérifier
aussi mes origines raciales ? (En
pose et costume de Lohengrin, en chantant.) : Nie sollst
du mich befra… a… gen !...[2] Mais si tu me l’ordonnes, je peux aussi me
déguiser en quelqu’un de plus illustre. (Déguisé
en dictateur) : Je te plais mieux comme ça, mon guide ? Si tu
veux que je porte une petite moustache, rien de plus facile. Ou préfères-tu une
opérette ? (En costume des revues
américaines.)
Le COMÉDIEN (indigné) : Tu blasphèmes les idéaux
les plus sacrés.
L'IMAGE : Comme tu voudras, je n’ai rien dit. (Il se retransforme comme au début.) Je
voulais seulement prouver que je n’ai pas fait de nécessité vertu lorsque j’ai
franchement dit la vérité. Moi aussi je saurais jouer un rôle, mieux que toi,
mais ce n’est pas ma tasse de thé. Je déteste la fatuité.
Le COMÉDIEN (ironique) : Tu veux dire, la
mienne ?
L'IMAGE : Pas la mienne en tout cas.
Le COMÉDIEN (victorieusement, il fait un large geste en
direction du public) : C’est aux observateurs impartiaux de
juger, lequel de nous deux, toi ou moi, a une plus grande gueule.
L'IMAGE (légèrement gêné) : C’est
trop facile d’argumenter de la sorte – un truc avocassier (il porte nerveusement la main
à son visage) : tout le monde sait sauf toi, dinosaure transfiguré,
que l’image de cinéma doit être plus grande que nature, surtout comme ça, en
gros plan.
Le COMÉDIEN (sent qu’il a pris le dessus) : Vraiment ?
Je suis ravi de te l’entendre dire, Monsieur Cinéma ! Héros d’écran !
Ombre murale ! Ombre de vivant qui n’existe même pas, qui feint seulement
d’exister et de parler !
L'IMAGE (se prosterne
ironiquement) : Je feins de répéter vos paroles à vous, mon
maître ! Et sur votre propre image ! Je suis votre humble ombre –
pourquoi faites-vous semblant de l’ignorer ? Je suis le produit de votre
photographie, c’est vous qui vous teniez devant la caméra, c’est vous qui avez
dit tout cela dans un moment de franchise, et c’est à vous que je rappelle
vous-même, je suis désolé d’avoir à le faire à un moment où vous aimeriez nier
votre vraie personne devant le public.
Le COMÉDIEN (vigoureusement, à la hauteur de la situation) : Ma
vraie personne ? Oh, misérable estampille de lueur sélénite, extrait de
rognure de film, reflet incolore et inodore de ton âme de petit pois superflu
craché sur un drap, diable peint sur le mur qui n’effraie personne, tu serais
mon être véritable, toi, espèce de moins que rien, toi, fumée, vapeur, gaz,
buée, néant ! Parce que j’ai bien voulu poser en modèle pour toi,
t’imaginer, me faire imaginer par toi, toi qui n’existes que quand tu me viens
à l’esprit, mauvais rêve que tu es – tu serais mon être véritable, là-bas sur
ce drap et ici (il se touche), ce que
je tâte de ma main, je serais le non réel ? Il me suffit d’un geste, de
siffler au cameraman, il fait un clic sur son projecteur et tu disparais, tu
t’évapores comme le camphre, avec tes images insolentes, tu meurs, c’en est
fini de toi. Tu n’as jamais existé.
L'IMAGE (les bras
croisés) : Essaye, si tu oses… Tu n’oses pas… Tu n’oses pas parce
que tu sais très bien que je ressusciterai en cent et cinq cents et mille
exemplaires… et même pas les uns après les autres : à la fois, à mille
endroits… Même là où tu n’es jamais allé, si ça me plaît… Et même le jour où tu
ne seras plus depuis longtemps de ce monde… Parce que tu vas vieillir, tu vas
changer et mourir, oui, tu mourras, toi, baudruche, paquet de graisse ahanant,
boudin mal farci, toi, traite à court terme, article saisonnier, minable tricot
de bain bon marché… Mais la bobine raffinée, durable et toujours renouvelable,
avec moi dessus, ton image immortelle, et le fier projecteur avec ses muscles
d’acier et ses yeux de diamant demeurera immuable tel une statue de pierre, tel
la lettre imprimée dans les livres, et à travers moi il clamera tous tes
défauts et tes vertus à tes petits-fils tardifs.
Le COMÉDIEN (anéanti) : Immortel,
toi ?! Toi ?! Et pas moi ?! L’éternel humain ?
L’éternellement beau ? Le grand comédien ?
L'IMAGE : Le diable t’ignore, si tu n’es pas présent
personnellement, personne ne se souviendra de toi dès que tu ne pourras plus
paraître aux feux de la rampe.
Le COMÉDIEN : Mais d’ici là, c’est moi qui suis le vrai,
qui suis Œdipe et Lear et Hamlet et Adam – et toi tu n’es qu’un personnage
d’opérette, un acteur de cinéma, le fils de personne.
L'IMAGE : Regarde-toi – et regarde-moi.
Le COMÉDIEN : Qui veut de toi, loqueteux, sans moi ?
L'IMAGE : Demande à la capitale, combien il y a de salles
de cinéma à Budapest et combien de théâtres.
Le COMÉDIEN : Tu mens, abject individu. Moi… moi… (Il crie.) Vade retro, Satanas.
L'IMAGE (les bras
croisés) : Certainement pas. Je verrai lequel de nous deux
écartera l’autre, lequel aura le dernier mot.
Le COMÉDIEN : Sûrement celui dont la voix est plus
agréable. La tienne… hum… grince et craque un peu par rapport à la mienne.
L'IMAGE (vexé) : Je
rejette cette critique. Je suis de fabrication Western Electric de première
qualité.
Le COMÉDIEN (ironique) : De
père inconnu.
L'IMAGE : Et si je veux… j’augmente de trois fois le
volume de ma voix, écoute… (Fortissimo.)
Do, ré , mi, fa, sol, la, si, do !
Le COMÉDIEN (se bouche
les oreilles) : Assez, c’est affreux !
L'IMAGE (modeste) : Juste
un petit ampli. Essayez d’imiter cela avec vos poumons rabougris et
valétudinaires.
Le COMÉDIEN (crie) : Je
suis un homme vivant !
L'IMAGE (de la même
façon) : Et moi une machine inerte mais éternellement
durable !
Le COMÉDIEN : Disparaît, on n’est pas au cinéma !
C’est un théâtre ici ! Emportez ce drap lépreux ! Vous n’êtes qu’un
fantôme ! De la filasse huileuse !
L'IMAGE : Comme vous voudrez, mais puisqu’il s’agit de
drap, je veillerai à vous dévoiler, Monsieur… Et puisqu’il s’agit de filasse,
montrons donc au public qui en a vraiment… (Il
se met à se dévêtir, il enlève sa queue-de-pie, il désigne la doublure.)
Voici la filasse, mon cher – voici le costume diabolique ! Pour faire
grand effet ! Je n’ai pas besoin d’accessoires bon marché… (Il continue de se déshabiller.)
Le COMÉDIEN (se cache les
yeux et crie désespérément vers le cameraman) : Arrêtez !
Arrêtez ! Ce salopard me trahit, me déshonore, me compromet devant le
public…
La VOIX du CAMERAMAN : On
est bien obligé de le tourner, c’est inclus dans la scène.
Le COMÉDIEN : Je vais vous assommer !
L'IMAGE (tout en se
déshabillant) : Essayez, vous aurez à payer l’écran !
Le COMÉDIEN : Je vais vous tirer une balle ! (Il sort un revolver.)
L'IMAGE : Tiens, vous aviez un revolver ? (Il tâte les poches de son pantalon.)
Mais c’est vrai… (Il sort un revolver lui
aussi.)
Le COMÉDIEN : Crève, chien !
L'IMAGE : Après vous seulement, cher Maître.
(Ils se visent, les deux coups partent en
même temps. Le comédien tombe en arrière.)
Le COMÉDIEN (râle) : Touché…
Adieu, la vie.
L'IMAGE (s’allume une
cigarette) : Dieu vous garde, bye ! (Vers le cameraman, comme un réalisateur.) Cet accessoire est devenu
inutile, balayez-le de la scène avec la draperie, et préparez la prise de vue
suivante. Éteignez le spot trois ! Fermez le micro. O.K. ! (Vers le public.) Mesdames et Messieurs,
au revoir au cinéma le plus proche ! (L’image
disparaît.)
Le COMÉDIEN (se relève
avec peine) : Crétin d’écran, il a pris au sérieux la mort
théâtrale ! Il a cru à la mort de la scène ! Vous êtes tous
témoins : elle est si bien vivante qu’elle arrive à accréditer même sa
propre mort. (Il salue.) Mesdames et
Messieurs, au revoir à l’acte suivant, après l’entracte.
Nyugat, n°1, 1936.