Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Écrivain hongrois

Dans le journal "Pesti Napló" a paru un article signé "I". L’auteur enthousiaste et de bonne volonté compare dans cet article les situations de l’écrivain anglais et de l’écrivain hongrois (entre autres). Pour respecter la vérité, il est complètement égal qui a écrit cet article et qui le commente : j’espère que le lecteur ne sera pas choqué si cette fois il s’agit d’une et même personne.

L’auteur de l’article, quand il lit des écrivains anglais, découvre avec étonnement qu’en Angleterre le talent d’écrire ne présuppose pas forcément la souffrance comme chez nous, où la théorie de l’huître perlière résiste obstinément. Faisant allusion aux "misérables" deux années de prison d’Oscar Wilde et à "De profundis", l’auteur fanfaron prétend qu’un écrivain hongrois accomplit toutes les souffrances réunies des écrivains anglais, assis sur un pot de chambre, et il rappelle que son presque homonyme lointain Kazinczy est resté enfermé sept ans à Kufstein[1], et dans sa biographie il les commémore en quelques lignes pudiques.

Je crois que l’auteur de l’article a tout à fait raison. Par ma présente intervention je ne cherche nullement à émousser le tranchant de son amusante exaspération, je voudrais plutôt en aiguiser l’objet dans la direction qu’il a indiquée.

J’ai quelque expérience qui m’en donne le droit. Je serais (suis-je ?) un écrivain hongrois, mes livres pouvaient se targuer de ce qu’on appelle "grand tirage", j’ai noué des contacts directs et indirects avec le public, j’ai eu des succès comme des échecs. Pour emprunter le mot de Endre Ady, j’ai déjà « grimpé leur Tátra-Lomnic »[2] à plusieurs reprises, tantôt on m’y a fait monter, tantôt je redescendais tout seul, car je trouvais ce sommet trop pointu et trop piquant. Parfois j’ai "percé", je regardais autour de moi et rebroussais chemin, parfois je n’ai pas réussi à m’approcher de la porte menant au succès mondial, où (d’après un de mes critiques) j’ai souvent sonné, mais le temps que le concierge arrive en traînant les pieds, je m’étais enfui.

J’ai enfin pris conscience que tout cela ne signifie rien. Je savais depuis longtemps que "personne n’interroge" l’écrivain, ses réponses les plus inspirées retentissent à des questions jamais posées. Mais le reste du monde n’écoute pas les réponses de l’écrivain hongrois, "l’enfant muet" selon Kosztolányi.

J’entends cela dans le sens tout à fait pratique et réel. L’écrivain optimiste ne doit pas être trompé par la "reconnaissance" de l’étranger. La réalité est que le message, le cri que souvent consciemment, mais le plus souvent inconsciemment l’écrivain hongrois hurle à l’oreille du monde touche des oreilles sourdes et étonnées, et le monde ne voit à l’endroit du cri qu’une bouche grande ouverte et sans voix. En outre, l’écrivain ne doit pas être trompé par le mirage "du tirage" non plus. Je sais par expérience qu’on peut échouer en deux cent mille exemplaires, comme on peut réussir en mille, ce dont tout le monde "parle" – évidemment seulement chez nous, et évidemment ils ne font qu’en parler.

Oui, on nous imprime, et nos articles paraissent dans les colonnes des journaux. Mais peu importe ce qui est publié. Il apparaît qu’il existe malgré tout une sorte "d’esprit de l’époque" dans le monde, et cet esprit de l’époque apparemment n’est pas produit par l’écrivain – tout au moins pas par l’écrivain hongrois. Celui-ci se berce en vain d’illusions, héroïque et furieux, il agite en vain, pieds et poings liés, sa misère existentielle. L’esprit de l’époque existe, or en ce moment cet esprit de l’époque ne favorise pas la parole des écrivains hongrois. Je suis convaincu qu’au-delà des écrits à la mode ils sauraient créer des chefs-d’œuvre, mais personne ne s’en apercevrait. Pas même nous-mêmes. Peut-être que l’un d’entre nous a déjà créé ce chef-d’œuvre, mais le monde l’ignore, lui aussi : s’il y a suffisamment de force dans l’œuvre, elle percera et jaillira cent ans plus tard du cercueil de l’indifférence. D’ici là, consolons-nous : nous sommes des "esthètes", de "purs artistes", virtuoses des formes. La vérité est que nos messages et nos découvertes n’intéressent même pas les chiens.

Mais ne nous berçons pas d’illusions.

Pour ma part j’ai l’impression depuis longtemps que, lorsque pour une revue qui tire à cent mille exemplaires j’écris un article, une nouvelle ou un roman (qui sait dans lequel je réussirai à glisser ce message, le germe de la vie, comme l’ichneumon dépose ses œufs ?) – depuis longtemps j’ai l’impression de travailler pour mon tiroir. Parfois vacille à la pointe de ma plume l’espoir bleu pâle que peut-être, un jour, quelqu’un découvrira la sortie cachée dans la structure d’une phrase, dans une épithète ou dans une virgule, cette "nouveauté" qu’il n’était pas inutile d’écrire. Et si, parmi la montagne de lettres et les habituels malentendus de la critique courtoise, dans un mot lancé (provenant en général d’un lecteur inconnu, anonyme, dépourvu d’autorité) je crois déceler parfois un soupçon de compréhension, je suis content, bien plus que lorsque l’éditeur se pâme devant ses grands tirages !

Ce mot unique est alors, per saldo, la totalité de ma recette.

Je regarde ému, avec un sourire affectueux, les efforts de Sisyphe de mon talentueux jeune confrère, pendant qu’il écrit enthousiaste et infatigable, aveugle et résolu ; il écrit, il écrit, il extrait de sa personne articles et livres, manifestement de bonne foi, puisqu’il gagnerait plus dans tout autre métier. Son style, le solvant dans lequel il alimente ses thèmes, est un liquide splendide : tout fond dedans, sans faire précipiter des cristaux désagréables, carrés et coupants. Mais sur quoi compte-t-il, pourquoi le fait-il ? J’ai du mal à le comprendre. Sauf si je lui suppose une intention consciente et je n’admets pas l’hypothèse la plus vraisemblable : il doit écrire, soumis à la volonté d’une contrainte intérieure.

Serait-ce le cas ?

Heureux enthousiasme d’un enfant !

Tel un enfant en effet, il est si simple, et tout aussi vigoureux, ce jeune représentant de sa génération. Il a découvert son âme, son cœur, son cerveau – tout ce dont j’ai appris moi-même que ce n’est pas né aujourd’hui, qui a autant de milliers d’années que la civilisation humaine. Il a découvert son monde intérieur et maintenant il s’en félicite, comme le nourrisson se réjouit de la découverte du monde extérieur  quand il croit que c’est à lui, il peut l’engloutir : il porte à la bouche le petit orteil de son pied pour l’avaler. Il s’étonne de son propre talent, de tous ce que cela permet de faire ! Il succombe au vertige de la course des associations d’idées – il court avec elles, sans choisir et sans réserve. Il remarque les tenants et les aboutissants des choses et le contraire de tout. À la fin il se sent gêné, l’étonnement de lui-même le fait pleurer et crier. Ses jugements – dans la solution splendide – sont toujours intéressants.

Mais ses découvertes ne sont pas toujours fiables !

Elles sont seulement intéressantes.

« Il est intéressant que… »

Cessons.  J’ai déjà analysé ce terme, j’ai essayé de le mettre en miettes.

Je m’étais écrié à la fin : ne risque-t-on pas de trouver aussi mes pages "intéressantes" ?

Mais malheureux, je voulais écrire le vrai !

Cessons.

 

A Toll, n°2, 1936

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[1] Chef lieu de distric du Tyrol autrichien. Forteresse du XIIIe siècle ayant servi de prison. Ferenc Kazinczy (1759-1831). Écrivain hongrois. Impliqué dans la conspiration jacobine de 1793.

[2] Vers extrait du poème "Conversation avec un œillet" de Endre Ady. Lomnic est un sommet des Monts Tátra.