Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Le cinglÉ[1]

Cétait un homme comme ça, Józsi, je vous ai déjà parlé de lui, il avait toujours plein d’idées.

Par exemple.

Il n’a pas dit un mot jusqu’à la quincaillerie, comme s’il réfléchissait. Au moment de passer devant la quincaillerie, Józsi y jette un coup d’œil.

- Dis donc… cet employé m’est très antipathique. Je vais le brouiller avec son patron.

L’instant suivant il se trouvait dans la boutique. L’employé l’accueillait poliment.

- Je voudrais le recueil des œuvres de Casanova – déclare Józsi calmement.

L’employé affiche un sourire supérieur.

- Excusez-moi, vous êtes dans l’erreur. C’est une quincaillerie ici.

Et il désigne les étagères.

- C’est entendu, mais ce n’est pas une raison pour monter sur vos grands chevaux, dit Józsi d’une voix froide, ne me donnez pas de leçon, je sais de quoi je parle. Ce livre vient de paraître, illustré de gravures sur cuivre, chez Otto Bley, éditeur viennois. "Bley" veut dire plomb, c’est donc du plomb et du cuivre, où voulez-vous que je le cherche ailleurs que chez un marchand de métaux et de ferraille ? Courez le chercher.

L’employé recule, légèrement effrayé.

- Oui Monsieur… J’appelle le patron.

Il se  retire et alerte celui-ci, prudent et nerveux, par la fenêtre du bureau.

- Patron… venez vite… Un cinglé vient d’entrer.

- Un cinglé ? Pourquoi ? De quoi parlez-vous ?

- Mais si, Patron… Il me demande les œuvres de Casanova… Retenez-le bien, je vais appeler une ambulance…

Le patron se hâte dans la boutique, il se dirige vers le cinglé et s’adresse à lui avec cette sorte d’amabilité prudente, comme on s’entretient avec les malades mentaux, pour éviter qu’ils nous agressent. Il lui demande d’une voix mielleuse :

- Monsieur désire ?

Je voudrais des pointes numéro sept pour dix fillérs – déclare Józsi négligemment.

Il reçoit les clous et nous nous éloignons en vitesse. Derrière notre dos nous entendons le patron hurler contre son employé dans la boutique. Il lui interdit ce genre de plaisanterie insolente.

Dès que nous atteignons le coin de la rue, on entend l’arrivée de l’ambulance.

Seigneur Dieu, que va-t-il se passer ?

Qui vont-ils emmener, le patron ou son employé ?

 

Tolnai Világlapja, 15 janvier 1936

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[1] Cette nouvelle avait été publiée en 1932 dans Magyarország.