Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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J’ai parlÉ avec New-York

Allô ! Allô !…

- Parlez, j’écoute.

L’excitation me donne des palpitations désordonnées. J’ignore si c’est pareil pour vous, mais moi je suis encore pris de vertige chaque fois qu’il s’agit du miracle des inventions, de la merveilleuse ingéniosité humaine. J’ai du mal à m’en remettre comme d’autres, des gens plus civilisés, c’est le recueillement et l’émerveillement de l’homme sauvage qui vit en moi, que des choses comme ça soient possibles : dans quelques minutes je pourrai parler avec mon congénère qui vit sur l’autre face de notre globe, j’entendrai sa voix.

Je tente d’étouffer mon émotion et d’être aussi distant que s’il s’agissait d’un acte simple et naturel.

- Allô, Mademoiselle. Je vous donne mon numéro : ceci et cela.

Ensuite, d’une fois parfaitement légère :

- Hum. Passez-moi… euh… Passez-moi New-York.

- New-York ? Tout de suite.

C’est merveilleux… Dans la voix de la demoiselle il n’y a aucune surprise, pas même cette petite solennité avec laquelle dans un bazar ou une boutique on accueille l’acheteur d’une marchandise rare et chère. Est-ce vraiment une chose aussi ordinaire, aussi simple ? C’est de la magie ! Je me sens dans un roman utopique de H. G. Wells.

Deux secondes après retentit la voix indifférente et calme de la demoiselle.

- Je vous le passe !

Déjà ? La cabine tourne avec moi. J’essaye de me calmer mais ma voix tremble.

Allô ! Allô ! Is that New-York who speaks?

Une voix d’homme puissante et nette :

- Allô ! Hum ? Yes, bitte.

C’est intéressant, cet employé américain a prononcé le dernier mot en allemand/ apparemment ils ont embauché des fonctionnaires très internationaux à la poste américaine. Quel pays !

Je me fais téméraire.

- Haben Sie dort jemanden, der ungarisch spricht?

La même voix me répond aussitôt :

- Oui, je vous en prie, vous pouvez parler en hongrois.

Génial ! La chance que j’ai ! C’est un employé hongrois que j’ai au bout du fil !

- C’est formidable ! Alors écoutez, je souhaiterais m’entretenir avec Monsieur Sándor N.,… Mais le problème est que je ne connais pas son numéro…

La voix me répond sans tarder :

- Nous le recherchons immédiatement.

C’est grandiose ! Quelle organisation ! Il va chercher à quel central téléphonique est reliée la personne que je cherche… et ensuite…

Je n’ai pas le temps de méditer. Une voix que je connais retentit dans l’écouteur.

- Allô ! Qui est à l’appareil ?

Ce n’est tout de même pas… J’ai la gorge serrée.

- Qui êtes-vous ? Qui est à l’appareil ?

- Ici Sándor N.

Sándor N. ! Mon ami ! Celui qui est parti en Amérique il a trois ans ! Et déjà je l’ai là au bout du fil ! On nous a reliés en moins d’une minute ! Quel pays ! Quelle invention !

Je sens que les larmes me montent aux yeux. Je n’essaye même plus de dissimuler le tremblement de ma voix.

- Mon cher Sándor ! C’est toi, vraiment ? Je ne rêve pas ? C’est merveilleux !

Il semble soupçonneux.

- Qui est à l’appareil ?

Je dis mon nom.

- Ah, salut ! C’est gentil d’avoir pensé à moi ! De quoi il s’agit ?

Ma voix s’étrangle.

- De quoi il s’agit ? De ce miracle que je puisse te parler, comme si tu te trouvais à deux pas de moi…

- Et alors ? Qu’est-ce qu’il y a de miraculeux là-dedans ?

Le voilà devenu un vrai Américain. Surtout ne s’étonner de rien ! D’ailleurs je le lui dis :

- Qu’est-ce que tu es devenu américain ! Alors, que deviens-tu ? Tu as fait ton trou là-bas ?

- Où ça ?

- Ben là-bas ! Dans ce New-York !

- Ah, pas trop mal. Le café pourrait être plus buvable. J’étais sur le point de partir.

- Où ça ?

- J’ai à faire, pas loin d’ici. Tu parles d’où, toi ?

- De Budapest.

Il rit.

- Ça, je sais. Mais d’où ?

- Moi ? Du café Hadik.

- Tu sais quoi ? Bouge pas, j’arrive.

Maintenant c’est moi qui ris. Charmant garçon, toujours prêt à plaisanter.

- Comment ? Sur une fusée ? – je plaisante moi aussi.

- Je me contenterai du tram.

- En tram, d’Amérique ? Ça sonne bien.

- Qu’est-ce que tu lui veux encore à l’Amérique ? Laisse tomber, je suis bien content d’en être revenu.

J’encaisse.

- Alors, tu n’es plus…

Il débite :

- Je ne l’ai pas supportée plus de deux mois… Je m’en suis débarrassé comme d’une guigne.

Comme si des fourmis me parcouraient les cheveux.

- Dis… Sándor… Alors tu ne parles pas depuis New-York ?

- Bien sûr que si. Du Café New-York…

 

Tolnai Világlapja, 10 juin 1936

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