Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
suicide et exÉcution
Les gens ne
sont pas de mauvais bougres
C’est une de mes
bonnes connaissances et en secret (il l’ignorait peut-être) un bon ami à moi
qui vient de se suicider. Mardi nous nous sommes parlé, il était tout à fait
normal, il faisait des projets et il était confiant, seulement par moments il a
souri et ri nerveusement, en claquant un peu des dents dans ses moustaches, la
tête baissée. Probablement portait-il déjà dans sa poche les lettres que jeudi
il a fini par poster comme il se doit aux destinataires. J’ai lu une de ces
lettres, le matin qui a suivi son suicide et sa mort. C’est une lettre douce,
fine et incroyablement correcte, courtoise et prévenante, sans un seul mot
inutile ou manquant. Il avait pris des mesures circonspectes, dans l’intérêt de
ses proches, dans des affaires compliquées, il y remercie pour des services
reçus ou des attentions témoignées, il n’accuse personne. Comme raison de son
suicide il évoque une sorte de "cul-de-sac" dont il n’a pas réussi à
s’extraire. Il parle de sa résolution comme d’une nécessité, qu’il n’a pas
voulue, mais qui découlait d’une loi des circonstances. Il souligne qu’il avait
tenté tout le possible et avant de conclure il en avait fait le tour. On
pourrait dire qu’il avait mentalement organisé une véritable audience d’un
tribunal dans son affaire, il avait tout tourné et retourné et à la fin il a
pris humblement acte de la sentence de mort, prononcée contre lui par le jury
et le tribunal suprême formé dans sa propre âme. Toute la lettre est formulée
comme par un accusé ayant déjà reçu sa condamnation à mort, à qui on a déjà
refusé même son recours en grâce. Il a posté la lettre une fois que "la
chose était réglée" comme il dit, il ne se préoccupe pas de l’exécution de
la sentence en tant que procédé technique. « C’est maintenant derrière
moi, écrit-il, modeste et pudique, mais j’ai vécu des jours difficiles ».
Celui qui connaît la loi interne de mes
associations d’idées me croira si je dis que je n’offense pas la mémoire du
cher mort quand je mets l’affaire des cambrioleurs de banque[1] exécutés mercredi matin en rapport avec ce
suicide. C’est seulement et exclusivement dans cette "sentence" que
je vois un trait commun, naturellement dans la défense du suicidé et non dans
celle des criminels. Je suis effaré par la possibilité d’une similitude
étrange, dans la relation entre les lois intérieure et extérieure. Nous avons
l’habitude de les opposer, l’une : loi "individuelle", se plaçant
face à toute la société, l’autre : loi "collective", qui protège
l’intérêt de la société. À cette occasion il apparaît en un instant que les
deux lois ne s’opposent pas tant que cela. Il peut même se rencontrer des cas
où la loi intérieure est plus sévère et plus intransigeante que la loi
extérieure. Peut-être est-elle toujours
plus sévère, mais nous ne nous en rendons pas compte avec une telle évidence.
En ce moment c’est une autre particularité de ce concert difficile à saisir qui
me fait réfléchir. Les deux condamnés, le condamné par lui-même et l’homme
exclu de la société incarnent (potentiellement), dans une vue globale, un
pouvoir énorme par le fait qu’ils n’ont
rien à perdre. Entre eux deux c’est naturellement l’homme résolu au suicide
qui est le plus puissant, parce qu’il n’est ni gardé ni surveillé. Ne craignant
pas pour sa vie, si j’y pense, il a en réalité gagné un pouvoir sur toutes les
autres vies, il peut faire le tri entre ses ennemis et les étrangers qu’il
imagine méchants et nuisibles au monde, qu’il voudrait "emmener avec
lui" dans l’au-delà, tel le jouteur médiéval qui dépêchait un domestique
lui préparer son hébergement. Il est étonnant que si peu de candidats au
suicide ont usé ou abusé de ce pouvoir – à chaud je suis incapable de trouver
des exemples. Je suis enclin à noter cette observation comme un bon signe,
quant au caractère fondamental de l’homme. La religion qualifie le suicide de
péché ; la science constate qu’il est une action particulièrement humaine, et en tant que telle, contre-nature, puisqu’on n’a pas réussi à
démontrer de suicides chez les plantes ou les animaux. Ce raisonnement rend
pour moi encore plus humain le héros de la "décision fatale" ou d’un
"instant de folie passager". Je serais incapable de dire sur le moment,
à quelle source puise sa force le suicidaire : l’eau trouble et la fange
que l’on appelle "l’instinct de la plèbe", ou au contraire, l’onde la
plus pure dont jaillissent les sentiments les plus altiers, les plus
aristocratiques, rompant le plus avec leur origine animale. En tout cas il est
sûr que l’écrasante majorité des suicidés témoignent d’une touchante bonté
originelle et d’un bel humanisme quand ils partent seuls et sans armes, en
silence et sans accusation, sur le grand sentier inconnu, comme pour présenter
un sacrifice ou comme s’ils voulaient racheter le monde. Un jour, en fouillant
dans l’histoire de l’évolution prétendument humaine, j’ai cru déceler une
unique petite certitude qui prouverait cette évolution de façon exacte :
le fait que les hommes ne se mangent plus,
pas même en cas de nécessité finale, ils préfèrent mourir d’inanition. Qu’il me
soit permis de présenter maintenant l’ombre pâle d’une autre preuve de la
solidarité humaine des suicidés, contrairement aux temps passés, lorsque la vengeance
et l’amertume les amenaient à cultiver des "préparateurs
d’hébergement". Le suicide, au sens spécifique, humain, s’est transformé
en une mort non seulement sur-animale mais, dans un certain sens, plus naturelle.
De la même façon, le comportement de celui
qui est condamné à une mort antinaturelle par la loi extérieure semble devenir
plus naturel.
La dernière nuit "des pleurs et des
grincements de dents" dont parle l’Écriture, la nuit des trois
cambrioleurs de banque, ils déclarent à l’unanimité qu’ils ressentent la
sentence comme juste et par là même ils éveillent une sympathie dans les âmes
simples et indifférenciées de la foule. Plus personne n’est en colère contre
eux au moment où, à neuf heures du matin, la sentence est exécutée. Les
spectateurs demeurent muets et émus, et même parmi eux les proches des
malheureuses victimes ne les invectivent et ne les maudissent pas. On n’entend
pas d’opposition ni contre la loi, ni contre les sujets frappés par la loi. Ils
étaient des méchants, mais pas des fous. Ils voulaient couvrir ce monde de
méchanceté, avec leur logique et leur raisonnement, mais ils ont dû admettre
qu’ils s’étaient trompés. S’il y a quelque chose qui fait pencher la balance ne
serait-ce que d’un iota presque en leur
faveur en ce matin de la compassion et de la miséricorde, même cela ne
prêche pas contre la justice : cela prêche pour ce que j’ai appelé plus haut "l’instinct de la
plèbe" et qui, semble-t-il, a aussi un bon côté. Cet instinct trouve le lynchage naturel, tout comme la sanction
immédiate d’un crime ou même la loi
martiale. Mais il proteste, gêné, contre ce qu’un crime commis sous l’effet de
n’importe quelle passion destructrice reçoive sa juste sanction bien plus tard,
en l’absence des passions déjà sublimées, la tête froide.
Et, qui plus est, le matin quand chaque
jour la vie recommence, et non le soir qui pour tout homme est porteur d’une
petite mort.
C’est aussi un bon signe. C’est une preuve
que l’instinct de la plèbe, au-delà du zèle précipité de la colère, connaît
aussi l’absolution.
Pesti Napló, 26 janvier 1936.
[1] Ssepesi, Tari et Radovics, exécutés le 22 janvier 1936 pour une attaque de banque et un assassinat commis le 31 décembre 1934.