Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La demoiselle Allemande
La scène dont j’ai été témoin était
épouvantable. Elle a mis en lumière les profondeurs de la vie. Cet ordre sans
logique qui asservit les classes inférieures aux classes supérieures. Pardon.
Je ne veux pas attiser la lutte des classes. Loin de moi cette intention. Moi
et la lutte des classes, on aurait bonne mine. La dernière fois c’était en
CM1/A que j’ai attisé la lutte des classes, quand j’ai persuadé mes camarades
d’aller à la Place des Bois, sous prétexte de jouer au foot, et d’attaquer la
CM1/B.
Au demeurant il ne s’agit pas de classe
mais d’individus. Il s’agit de ce que les facultés intellectuelles doivent bel
et bien être utilisées. Depuis longtemps elles me sont suspectes, ces facultés
intellectuelles. J’ai lu l’autre jour dans Pesti
Napló cette charmante anecdote, je crois de la plume du prof Szabó, à
propos de Monsieur Svarcz, qu’on a refusé d’employer comme bedeau à la
synagogue de Kisküküllőbagos, car il s’est avéré qu’il ne savait ni lire
ni écrire. Par la suite ce Svarcz, que son chagrin a poussé à émigrer, est
devenu directeur général d’une énorme entreprise, un homme richissime. Lors
d’une importante assemblée générale le greffier a posé devant lui le bilan de
l’entreprise, pour signature. Monsieur Svarcz ne l’a pas signé, simplement
parce qu’il ne savait toujours pas écrire. Quel génie, soupira le greffier,
tout analphabète qu’il est, il a pu aller si loin. Qu’est-ce qu’il aurait pu
devenir si en plus il avait su lire et écrire ! Vous savez quoi ? –
intervint Monsieur Svarcz, si je savais lire et écrire je serais en ce moment
bedeau à Kisküküllőbagos.
Cette vérité notable a aussi sa
contre-épreuve. Veuillez observer jusqu’où montent les personnes qui ont appris beaucoup de choses. Des langues, la
sténographie, la dactylographie, la rédaction, la comptabilité. Dans le
meilleur cas ils deviennent homme à tout faire, un homme que l’on peut toujours
caser à des postes subalternes. Contrairement aux spécialistes qui vont
vraiment très loin dans un seul domaine.
Je n’ai jamais entendu dire qu’un homme à tout faire serait devenu grand maître
dans un art. J’ai demandé un jour à une marchande qui avait une fille
ravissante, pourquoi elle ne l’envoyait pas étudier. Je ne suis pas folle,
m’a-t-elle répondu. Étudier quoi ? Des langues, la sténo, le ménage, la
musique ? Tout cela ne servirait qu’à lui donner des capacités que les
riches exploitent dès qu’ils l’apprennent. Elle deviendrait une bonne ou dans
le meilleur cas un rat de bureau. À quoi bon ? La fille est belle,
laissons sa beauté s’épanouir, qu’elle s’habitue à être à l’aise dans son
foyer, elle finira bien par se faire épouser par un homme riche, raffiné, d’un
certain âge. Plus tard, quand elle sera une dame, si elle veut écouter de la
musique, elle embauchera un musicien, si elle veut écrire une lettre dans une
langue étrangère, elle la dictera à un misérable petit prof de langues.
Mais pardonnez-moi, c’est d’autre chose que
je voulais vous entretenir : de la demoiselle allemande et de la scène
dont j’ai été témoin.
La scène a commencé par une immense colère
de la maîtresse de maison qui avait l’impression que la demoiselle allemande
faisait la coquette avec le maître de maison. Madame, un caractère pragmatique
qui savait agir vite, a immédiatement invité la demoiselle à faire sa valise et
déguerpir.
La scène ne s’est pas déroulée dans le
calme et le silence, la demoiselle allemande sanglotait et madame hurlait.
La scène s’est évidemment déroulée en
allemand, bien que la demoiselle allemande possédât aussi le hongrois, mais
insuffisamment pour "comprendre les offenses relativement fines" dont
elle était l’objet.
Or une offense
relativement fine est apparue lorsque le flot d’outrages ignobles que la
dame déversait sur la demoiselle fut brusquement interrompu.
- Sie… sie… sie sind eine ganz gewöhnliche machin… wie sacht man nur…
sagen sie schnell, wie sagt man deutsch „putain“?[1]
- Dirne, répondit la demoiselle allemande,
mécaniquement, en larmes.
- Ja, dass sind sie, eine Dirne sind sie[2], cria la dame, munie de l’information.
C’est à
elle que la dame avait demandé le mot juste pour l’offenser.
N’est-ce pas épouvantable ?! Même à
cet instant elle a exploité son savoir
contre elle-même.
Pesti
Napló, 1er février 1936.