Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« I »
Un peu d’anglophilie
e
roi d’Angleterre fraîchement promu[1] – un des hommes les plus traditionalistes
du royaume, le plus respectueux des traditions – a supprimé de façon
inattendue, du jour au lendemain, une tradition universelle à laquelle même en
pensée nous n’aurions pas osé toucher, celle du pluralis majestatis. Sa première présentation à sa nation en sa
qualité royale s’est déroulée comme quand deux gentlemans se présentent l’un à
l’autre. Il n’a pas dit « Nous, roi d’Angleterre » mais, constatant
simplement que dans la glace (à supposer que nous nous y regardions en état de
sobriété), nous voyons un seul bonhomme, il a commencé son discours par
« Moi, roi d’Angleterre ». C’est tout juste s’il n’a pas demandé
ensuite à sa nation « how do You do ? » ce qui, comme chacun
sait, correspond à un bonjour, et la
réponse de toute évidence ne pourrait être que « well », si bien que
depuis très longtemps on ne répond plus à la question, mais tout simplement on
la retourne, et la conversation peut commencer, accompagnée d’un sourire
aimable.
Celui qui prendrait ce singulier direct
pour un signe de modestie, se tromperait. Quelqu’un qui garde à l’esprit les
règles de la grammaire anglaise, selon lesquelles on écrit tous les sujets avec
une lettre minuscule et même le nom de Dieu (god) avec un petit
« g », permettant une unique exception à la majuscule « I »
du pronom personnel de la première personne du singulier, ressent immédiatement
que dans ce monde collectif l’unique lettre « I » du roi d’Angleterre
représente plus une auto nomination à un rang supérieur au nom d’un
amour-propre exigeant, que ne représenterait un petit mot « we » tout
en minuscule ! Aux yeux de tous les Anglais il n’existe pas de galons plus
distinctifs que cette lettre majuscule, dont le porteur se distingue dans le
temps et l’espace de tous les autres qui ont été, qui sont ou qui seront – ce
singulier dans un plateau de la balance, par son poids quasiment métaphysique,
équilibre l’autre plateau chargé de toutes les valeurs du monde extérieur tout
entier.
Bien sûr, seulement dans la croyance de
l’homme heureux. L’homme heureux qui,
venu du brouillard et de la pénombre, arrive à préserver tout au long de sa vie
l’illusion de l’enfant qui vient de naître : que le monde entier tourne
autour de lui et pour lui, aussi longtemps qu’il reste aimable et compréhensif
à l’égard de ce monde, simplement parce que tout le monde s’aime. Et nous ne
sommes nullement étonnés qu’un enfant apprend le mot « mien » plus
tôt que le condensé, le sens et le contenu de ce « mien »,
c’est-à-dire le mot « Moi ». Mais il faut croire que beaucoup de tels
hommes heureux vivent en Angleterre. C’est quelque chose d’admirable. J’ignore
si le but principal, la tendance primordiale, l’accomplissement de l’être
humain est d’être heureux sur cette Terre (en tout cas il est caractéristique
que l’Anglais Bernard Shaw fut le premier, dégoûté du bonheur, à douter de
cette condition première), mais si un jour nous recevons un message de la
planète Mars d’envoyer chez eux, afin de l’étudier, un homme qui se dise
heureux en ce monde, satisfait de son sort, et qui serait donc à cet égard représentatif de l’espèce humaine vivant
sur la planète Terre, après une longue sélection, nous serions obligés de
déléguer un sujet anglais. J’utilise le terme "sujet" par simple
habitude. Celui qui comprend la "constitution" anglaise basée sur des
traditions et des coutumes, devra reconnaître qu’une telle constitution au sens
continental du terme n’existe pas. L’Angleterre n’est pas gouvernée par des
lois mais par des conventions, des "accords", à l’instar de ce pays
heureux dont j’ai rêvé un jour et dont le code des lois, tel une règle de jeu, fait
en réalité se dérouler la partie quasiment d’elle-même,
nécessitant tout au plus la présence de quelques maîtres de jeu
expérimentés : puisque ce n’est pas une question d’hommes mais une question
de bonne interprétation des règles pour que le royaume ne commette aucune
erreur fatale. Dans un tel pays il n’existe pas en réalité de
"sujet", comme il n’y a pas de sujet dans un combat aux cartes où
l’ensemble universel des règles est toujours représenté par celui qui tire la
carte suivante. L’égalité des Anglais devant la loi ne se base pas sur
l’uniformité du destin des Anglais,
leur chance ou leur malchance (dans tous les jeux il y a des perdants et des
gagnants), mais sur le meilleur équilibre des "chances" au moment du départ, et sur la conception simple
(chez eux naturelle) qu’une nation en tant que groupe et société étant un mode
de coexistence de gens adultes,
représente la communication et le contact
entre adultes. Le malfamé chapeau sur la tête du parlement anglais n’est
pas le fruit d’abus d’arrogance, d’orgueil, d’indifférence et de mépris, mais
de la reconnaissance de cette thèse fondamentale.
*
« By Jove » je suis obligé de
croire (bien que cette hypothèse naïve contredise toute conception
"artistique"), que de l’autre côté du Channel vivent des hommes
heureux. J’ai passé trois jours à Londres dans le brouillard. À partir du
deuxième jour une hallucination entêtée accompagnait mes errances, elle
parcourait avec moi les tortueuses rues londoniennes : dans un certain
sens (dans le sens peut-être du bonheur perdu de l’enfance !) je me suis retrouvé chez moi, j’étais
chez moi, des choses bonnes et choses mauvaises m’entouraient comme si elles m’appartenaient. Je n’ai pas dit un seul
instant que l’homme anglais était meilleur
que les autres, j’ai seulement prétendu qu’il n’était certainement pas pire.
Tous les traits humains se retrouvent ensemble en lui et c’est cela qui le rend
aussi humain, cette grisaille,
mélange de tant de couleurs, que l’observateur superficiel appelle tantôt perfidie, tantôt sang-froid. Je ne reconnais pas pourquoi il faut qualifier de
perfidie cette discipline, cet effort humain de ne pas crier si nous avons mal
quelque part, et pourquoi faut-il qu’un être vivant soit de sang-froid, alors
que sa température est aussi de trente-sept degrés comme les autres, sauf qu’il
n’essaye pas de faire croire à autrui que c’est quatre-vingt-dix-neuf ni moins
trois. Je soupçonne que sans lamentations ni transports l’Anglais aime la vie
telle qu’elle est. Et si vous préférez un paradoxe au goût anglais, je suis
revenu en me disant que pour la première fois après tant et tant d’années j’ai
réussi à parler clairement avec des gens appartenant à des classes et des
métiers les plus divers, dans un anglais primitif (que faire, c’est le mien),
mais clairement et simplement. J’ai relu un grand nombre de romans anglais ces
derniers temps (pour ne pas oublier la culture et mon métier au sens plus
étroit). Je suis arrivé à la découverte silencieuse qu’un Anglais n’est pas
intronisé écrivain à l’aune des
souffrances vécues, comme en Allemagne, en Russie ou dans le doux
chez-nous, où se maintient avec entêtement la théorie de la perle dans l’huître
selon laquelle c’est seulement la vraie souffrance qui fait suer la perle
authentique de l’huître, rien d’autre, donc on fait le plus de bien à
l’écrivain, si on le laisse souffrir. Écoutez bien : je suis parvenu à la
découverte étrange que de très bons écrivains peuvent exister (bien sûr, seulement
en Angleterre) sans aucune souffrance visible et vérifiable, et de plus, en
Angleterre ce n’est même pas une condition nécessaire pour devenir un bon
écrivain. On trouve chez eux de passablement bons écrivains, qui n’ont jamais
souffert et qui ne le prétendent même pas, au contraire, dans chacune de leurs
lignes il apparaît qu’ils sont très à l’aise dans le monde, ils se sont sentis
très à l’aise toute leur vie et dans la mesure du possible ils étaient des
hommes heureux. Quant à l’inspiration, très étonnamment ils n’ont pas été
inspirés par la souffrance, mais par le bonheur d’écrire. C’est seulement en
Angleterre qu’il a pu arriver qu’un écrivain célébré, un certain Oscar Wilde,
quand il a été condamné à la misère de deux ans de prison, ait découvert là-bas la souffrance pour
lui-même et ses confrères écrivains comme un miracle, un "thème"
nouveau, original et inconnu, qu’il a ensuite écrit sous le titre de De Profundis. Notre Kazinczy[2] (il était pourtant un écrivain prolixe,
presque graphomane) remémore en une unique ligne les dix années qu’il a passées
en prison à Kufstein enchaîné et au pain sec et où il trempait sa plume
quasiment dans son propre sang, sans écrire des prières hurlantes, mais des
sonnets délicats. Un écrivain hongrois (pardonnez-moi de citer cette blague
brutale de Monsieur Svarc, l’aristocrate de la souffrance ayant passé quarante
années en prison) est capable de passer les souffrances des deux années d’Oscar
Wilde assis sur la tinette.
*
Le roi d’Angleterre, à ce qu’on dit,
souhaite réconcilier les peuples d’Europe. Les intelligents de Pest font une
petite moue maligne et un geste de mépris à propos de ce tour diplomatique
éculé. Moi je suis envahi d’un désir simple et direct à la lecture de cette
annonce : j’aimerais ne pas être intelligent, être plutôt assez naïf et
stupide pour le croire d’emblée, tel que cela est dit – et j’aimerais que celui
qui l’a dit soit assez naïf et simple pour le croire lui-même. Moi je sais très
bien que l’Angleterre se réarme, elle se réarme plus que quiconque. Mais je
n’ai pas oublié non plus les mots de cet homme politique anglais qui a expliqué
ce réarmement. « Les gens doivent comprendre, nous devons faire comprendre
aux gens qu’on a besoin de la paix – c’est pourquoi nous réarmons. » Argument
étrange. Mais, celui qui voit en esprit les sauvages hargneux se battre avec
furie, ou la bagarre de méchants galopins que l’on ne peut calmer et
contraindre à un comportement civilisé que si on leur montre le bout du
martinet, lui, il conçoit comme possible qu’un tel discours indirect de l’apôtre de la paix soit
nécessaire.
L’Angleterre s’imagine-t-elle que désormais
on ne peut plus s’entendre avec l’Europe autrement qu’indirectement ?!
J’en rougis.
Pesti
Napló, 2 février 1936.