Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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les lettres que je n’ai pas Écrites

2f les lettres lon, il ne s’agit pas maintenant des lettres que je n’ai ni écrites ni envoyées et qui ne sont pas arrivées non plus. Des lettres, si je les avais écrites et si elles étaient arrivées, mon sort aurait pris une autre tournure. La réponse m’aurait peut-être appris ce que je dois faire, où je dois aller, où je dois accéder au rang, à la puissance, à l’autorité dont (je le vois bien) j’aurais tout de même eu besoin, indépendamment du reste. Comment accéder au petit piédestal d’où on entendrait ma voix même si je ne criais pas aussi fort que je le fais ? Comment obtenir l’échelle au sommet de laquelle, une fois que j’y aurais grimpé, j’aurais enfin pu sortir de mon maillot le violon[1], pour  estropier dessus l’air que moi seul aurais dû inventer, qu’aucun autre ne pouvait composer à ma place.

Il ne s’agit pas de ces lettres-là. Et il ne s’agit pas non plus des lettres que j’ai reçues et auxquelles je n’ai pas répondu, casseroles que je traîne au long de ma vie en une série longue, toujours grandissante, comme un serpent noir, muet et menaçant, tel le défilé fantôme des bardes que le roi anglais fou[2] a fait exécuter. Et non plus des lettres que je n’ai pas reçues, parce qu’on ne les avait pas écrites, simplement parce que n’ayant ni rang, ni pouvoir, ni autorité, les personnes se doutaient bien que je ne saurais pas leur procurer le rang, l’autorité, le pouvoir auxquels elles aspiraient.

 

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Il s’agit des lettres que je n’ai pas écrites et que les destinataires ont quand même reçues.

Je reçois souvent ces temps-ci des réponses à de telles lettres non écrites.

Monsieur le directeur général N.N., sous une enveloppe timbrée, ornant le texte tapé à la machine de sa signature manuscrite, me fait savoir avec prévenance et une grande courtoisie, à quel point il regrette qu’à mon "ami" Salményi qui, comme je l’écris, est l’homme le plus honnête, le plus honorable, au caractère du plus pur cristal, et qui justement pour cette raison, bien qu’il mérite un sort meilleur, se trouve momentanément dans le besoin en ce monde si peu compréhensif – à ce rare spécimen d’homme il est momentanément dans l’impossibilité de procurer le poste en question, celui-ci étant pourvu (ici vient une allusion à ce que selon le contenu de ma lettre l’occupant du poste devrait céder sa place à Monsieur Salményi, mais, hélas, il a une famille et donc on ne peut pas lui faire cela) – en revanche il fera tout, dès qu’un poste se libérera, pour y installer mon protégé comme il se doit ; à l’heure actuelle il n’a pas pu faire autre chose que d’offrir une aide financière modeste à la personne, et il est très heureux de me faire savoir que malgré sa pauvreté pudique, la personne l’a acceptée. Au demeurant il se fait un plaisir de rester à ma disposition et que je n’hésite pas à solliciter sa compréhension si d’autres besoins se font sentir.

De telles lettres, je vous dis, j’en reçois fréquemment ces temps-ci d’hommes responsables et puissants de toutes sortes d’entreprises. Il s’agit tantôt de mon ami et protégé Salményi, tantôt de Sülmányi, tantôt de Sölményi.

J’essaye chaque fois de m’imaginer Monsieur Salményi-Sülmányi-Sölményi au caractère irréprochable et aux mœurs nobles, que naturellement je ne connais pas, que je n’ai jamais vu, qui n’est jamais venu me voir et dans l’intérêt duquel je n’ai écrit aucune lettre aux gentlemans responsables et puissants en question.

Je me l’imagine, et à la fin je lui donne raison.

Pourquoi devrait-il se fatiguer de visites et de présentations ? Je pourrais écrire ou ne pas écrire cette lettre, en fonction de mon humeur du moment. Mais même si je l’écrivais, cette lettre ne serait jamais aussi impartialement enthousiaste à son égard qu’une autre dans laquelle c’est lui-même qui énumère ses propres mérites et ses besoins. Et elle ne serait pas non plus aussi pressante et convaincante, même si je m’y appliquais. N’est-il pas plus simple qu’il l’écrive lui-même et qu’il calligraphie au bas de la page ma signature bien connue ? Cela me fatiguera moins et lui, il ne sera pas contraint de se contenter d’une protection tiède de ma part.

Mon ami inconnu Salményi-Sülmányi-Sölményi a raison et moi je me soucie seulement pour lui, si un jour par hasard il est confondu et il subit alors quelques petits désagréments pour faux. Pourquoi ne m’apporte-t-il pas sa lettre achevée pour signature ? Il pourrait tout de même me demander ce petit service.

Quant à Monsieur le directeur général, je le prie de ne pas lui en tenir rigueur. Considérez que c’est effectivement moi qui ai écrit cette lettre. Qui sait, si c’est à moi que l’homme avait relaté dramatiquement sa vie, peut-être aurais-je pu écrire une lettre encore plus poignante dans son intérêt. Car moi j’ai un caractère faible et influençable. Je ne suis pas comme lui, fort et intraitable.

 

Pesti Napló, 9 février 1936.

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[1] Allusion à la nouvelle Le Cirque dans le recueil Deux bateaux.

[2] Allusions à la ballade de János Arany, Les Bardes Gallois.