Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Oui, Monsieur, je vous l’apporte
Il m’est permis de
les rabrouer.
J’ai même le droit de faire du ramdam.
Mais je n’autorise pas les autres à en
faire autant, si je les attrape, je fais du rentre-dedans, je fais du boucan,
je proteste à voix forte, j’interpelle le fautif d’une voix de stentor :
s’il vous plaît, veuillez ne pas faire de bruit dans un endroit public, j’exige
le silence.
Car dans cet endroit public, c’est-à-dire
au café, je cours à la défense du garçon, le garçon de Budapest, mon protégé,
un homme qui n’a pas son pareil dans le monde, et je ne permets à personne de
le maltraiter.
Bref, moi j’ai le droit.
Moi, le garçon de Budapest me connaît,
comme je le connais moi aussi en secret, avec un clin d’œil complice, de toute
façon il me donnera raison si je le rabroue. Surtout quand il se rend compte
que pour le même fait pour lequel je le gronde, je le défends face aux autres
clients.
Mais c’est vraiment insupportable ce qu’il
fait avec moi.
Je lui dis : Jóska, je voudrais le Magyarország, je dois vite chercher, à
la page sept de Magyarország, ce
truc, avant quatre heures, car après quatre heures la somme qu’on miserait
n’est plus valable, n’est-ce pas, ce qui ne serait pas grave si la bête perd,
mais ce serait un affreux malheur s’il se trouvait qu’elle gagne.
Bref, je lui dis, Jóska, je voudrais le Magyarország.
Là-dessus il glisse au pas de course à côté
de ta table et il se met à crier fort et d’une voix si convaincante, ne
supportant pas la contradiction, que tu n’oses plus émettre un son pendant
longtemps : oui, Monsieur, je vous l’apporte.
Et puis il file, et si tu n’es toujours pas
assez rassuré que Jóska transmet le mot d’ordre, tel aux soldats alignés le
long de la ligne de front avant l’invention de la photographie, le général
voulant être à coup sûr bien compris… C’est ainsi que tu entends, à un rythme
de moins en moins fort, comme le bruit, écho d’un coup de tonnerre renvoyé par
des montagnes, tu entends : « Feri, le Magyarország pour la gauche sept », « Géza, à la gauche
sept le Magyarország »,
« Ödön, un Magyarország à la
sept gauche », « Ervin, à la gauche sept un Magyarország », « Bendegúz, un Magyarország à la… ». Et le coup de tonnerre mourant poursuit
son chemin ainsi, partout où l’ordre a retenti, tu entends chaque fois
aussi : « Oui, je m’en occupe », et puis la vague se meurt et
finit par s’éteindre.
Elle se réduit à rien et toi tu attends le
cœur confiant que toute cette logistique soit suivie d’effet, tu attends, comme
chaque jour l’éditorial sur les hausses du prix du téléphone, du gaz et de
l’électricité, tu guettes avec espoir que toutes ces lettres gentilles et ces
paroles tonnantes adoucissent le cœur, que les directeurs avisent et les
exécutants apportent mon journal.
Et tu attends en vain.
Une demi-heure plus tard tu t’extraies de
tes rêveries et tu te rends compte qu’il est quatre heures et demie et tu n’as
toujours pas reçu Magyarország.
- Jóska ! – tu hurles, tel un
fauve blessé.
Jóska te regarde comme s’il te voyait pour
la première fois.
- De quoi il s’agit, s’il vous
plaît ? - demande-t-il avec une incompréhension angélique.
- Il y a une heure j’ai demandé un Magyarország !
- Ah bon ! Un Magyarország ! – et il file.
– « Feri, le Magyarország pour
la gauche sept » - et la transmission de l’ordre recommence et rien ne se
passe. Au lieu d’aller le chercher et me l’apporter lui-même, ou alors s’il est
en mains, l’arracher, bras compris, l’arracher de la terre avec les racines, et
de me le servir sur ma table.
Car le garçon hongrois est prévenant, c’est
incontestable.
Si doucement et discrètement tu t’adresses
à lui et tu t’enquiers où se trouve le petit coin, tout le personnel du café se
met en rang et te fait une haie de voix tonnantes, « c’est par ici, Monsieur
le rédacteur », tout au long, jusqu’à ce que tu disparaisses dans la
pénombre, pour que tout le monde puisse bien voir où tu as disparu.
Pesti
Napló, 7 mars 1936.