Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Sans thÈme
Sur les traces
d’une note égarée
J’ai perdu le cahier où j’avais noté de quoi je voulais écrire
dans ce numéro de dimanche ; j’ai non seulement perdu le cahier, j’ai
aussi totalement oublié mon sujet. C’est gênant. Être oublieux est en général
un mauvais signe. Nous tenons habituellement pour mesure de la valeur du travail
de l’esprit la plus grande capacité de concentration intellectuelle et passionnelle possible, de
même que la richesse et la diversité des associations d’idées (et de
souvenirs). Bien sûr, nous pensons inconsciemment à des idées qui vont ensemble, un lecteur discipliné
moyen n’aime pas beaucoup l’association d’idées trop éloignées, disparates, exigeant des sauts ; dans de tels cas
la possibilité de contrôles glisse entre les doigts du lecteur, il ressent une
incertitude, comme quand nous sommes assis à bord d’un véhicule rapide emporté
par des zigzags, sur les montagnes russes ou sur un carrousel. L’écrivain
ressent la même chose. Il s’efforce de "se concentrer", soit en
éliminant les associations n’allant apparemment
pas ensemble (tout en résistant à la tentation du style surréaliste), soit en s’imposant avec précision ce qu’il veut dire
et les lignes qu’il devra suivre. Il se concentre, il densifie, il ouvre yeux
et oreilles, il se discipline. Cela était de règle dans les sports physiques du
siècle dernier (l’entraînement), et l’intellectuel trouvait cette méthode tout
à fait pertinente dans son travail de création. C’est vers la fin du siècle
dernier que l’importance du "relâchement et de la décontraction" fut
reconnue dans le sport, le jeu, dans les grands exploits physiques. Et
(naturellement) c’est au même moment que s’est manifesté aussi dans la
philosophie ce Bergson, qui a bien reconnu l’importance de la concentration
attentive comme mesure du talent et de l’assiduité, mais ce n’est pas
là-dedans, mais dans une sorte d’extase étrange de la distraction qu’il crut accéder au secret du génie, de l’idée, de la
découverte, de l’innovation, de la trouvaille. C’était l’idée de Bergson, ce
génie distrait qui n’oublie pas seulement son parapluie, mais aussi souvent sa
logique, et c’est justement pour cela qu’il exécute dans ses moments heureux
des actions surhumaines.
Curieusement la pratique semble justifier
cette hypothèse. En dehors des exemples célèbres, mon expérience puisée dans la
vie quotidienne m’a depuis longtemps convaincu qu’il est vain de trop
"s’efforcer", si la tâche s’annonce difficile. Prenons tout de suite
cette "perte" et cet "oubli". J’ai souvent dû tenir des
conférences d’une heure ou d’une heure et demie en rapport avec un sujet donné,
et aujourd’hui je sais pertinemment qu’il peut y avoir deux sortes
d’issue : ou bien je rédige de A à Z, mot à mot, ce que je compte dire, en
veillant à la moindre virgule et au moindre point sur un i, ou bien je plonge
en plein milieu du thème, sans aucune réflexion préalable, raisonnement, prise
de notes, ni plan. Il n’y a pas de troisième possibilité, ou s’il y en a, elle
se terminera à coup sûr par un fiasco. La réflexion, le plan et surtout les
notes ne servent qu’à entraver le libre envol de mes associations d’idées, à me
ligoter, à me rendre soucieux et tatillon, et à la fin totalement confus. Dans
un tel cas on ne pense pas à ce qu’on doit dire, à ce qui nous vient à l’esprit
en rapport avec le sujet, mais comme un maniaque, on se sent contraint à se tourmenter sur ce qui se trouve dans les notes, pour suivre dans l’ordre et selon le système les
pensées qui se succèdent. À la fin on comprend que c’était le manque, la perte
à un moment donné d’un mot tout à fait insignifiant, ou sans intérêt, qui avait
bouleversé le déroulement logique. Je me rappelle, un jour devant le public
respectable de la grande salle de la Redoute, sur l’estrade, je me suis tu
pendant cinq longues minutes, paralysé et désespéré, parce qu’une tournure ne
voulait pas me revenir, celle que j’avais inventée dans le tram en arrivant,
celle que je comptais placer à ce point de ma conférence. Une autre fois, l’essentiel et la définition cherchés
depuis des siècles, sur lesquels je n’avais pas idée de réfléchir un seul
instant jusqu’alors, je les ai découverts devant le public, quasiment avec
l’aide du public, facilement et très naturellement, en phrases bien formulées,
en veillant même à certains éléments esthétiques, simplement parce que j’avais
choisi mon sujet, là, à côté de ma petite table de conférencier, par conséquent
il avait été hors de question de "m’y préparer".
*
Je ne veux bien sûr pas dire par là que
plonger dans son sujet est dans chaque cas productif. Mais il est certain qu’au
besoin je peux étendre la méthode esquissée ici du travail oral à l’écrit
aussi. De toute une armée de chefs-d’œuvre je pourrais prouver que c’est
précisément la légèreté avec laquelle leur auteur n’avait pas réfléchi au début
où il voulait en venir, qui en a fait des chefs-d’œuvre. En lieu et place des
exemples connus, je veux mentionner seulement le poème de Petőfi intitulé
« Lettre à János Arany », cette rhapsodie merveilleuse que l’on ne
pourrait comparer qu’aux chefs-d’œuvre de Liszt qui, de la prose la plus
négligée, en s’immergeant dans les sentiments les plus purs, en passant par
l’orchestration la plus tempétueuse des passions, s’élève presque au sommet
musical du pathos. Ce poème n’a pas de thème, et c’est la raison pour laquelle
aucun "thème" de l’âme ne lui est étranger ; à supposer bien sûr
que l’âme, toujours chargée, toujours pleine, se trouve dans un état le plus
chargé et le plus plein tant que je ne l’insère pas dans le lit de Procuste
d’un "thème". J’écris depuis mon enfance, dans les genres les plus
variés, et c’est toujours la loi du genre littéraire et du sujet qui ont servi
de fil conducteur à mes pensées. Et pourtant…
*
Et pourtant…
Depuis l’enfance je caresse un désir en
secret, le chassant chaque fois. C’est une sorte de désir qui nous sert, la vie
durant, à nous encourager : un jour, un jour lointain, quand nous aurons
beaucoup d’argent, quand nous n’aurons pas de soucis, quand nous aurons réglé
et arranger les affaires de tous nos proches, homme, femme, enfants et amis –
un jour nous nous coucherons sur le tapis d’une lumière étincelante, nous ne
penserons à rien, nous nous étirerons en faisant craquer nos os, comme nous
n’avons encore jamais réussi à nous étirer. C’est ainsi que je rêve depuis
l’enfance qu’un jour je commencerai à écrire,
sans thème et sans arrière-pensée et sans but et sans règle et sans
composition, sur un rouleau de papier monstrueux, qui n’a pas de fin, qui n’a
qu’un début – un rouleau de papier dont le cylindre en libre rotation se perd
quelque part dans la pénombre, dans le brouillard, ou dans la lumière d’une clarté
éternelle et immuable. C’est ainsi que j’écrirai et c’est ainsi que se
préparera le chef-d’œuvre dont j’ai tant rêvé dès la naïveté de l’enfance, et
qui contiendra tout ce qui a échappé aux efforts désespérés et aux idées fixes
et aux caprices et lubies courant après
le feu follet de tous les genres composés et de tous les thèmes. Tout y sera,
ce à quoi personne n’a encore pensé parce que ne pouvait pas y penser, puisque
ce tout est la réalité, la vérité, la
beauté ; il était caché à nos yeux par la muraille de Chine morne et
intraitable du Thème. Et pourquoi ce tout n’y serait-il pas ?
Je suis écrivain, poète, ou je ne le suis
pas. Si je le suis, qui peut m’empêcher de déchirer la camisole de force du
thème, de détourner de moi l’essentiel que je ne connais pas moi-même, mais qui
ne peut pas être autre chose que le Secret cherché depuis si longtemps ;
il ne peut pas être autre chose, c’est la loi de la méthode elliptique qui le prouve – puisqu’il n’était ni ici,
ni là, ni là-bas, il ne peut donc qu’être ici, dans cette boîte de Pandore. Je
suis écrivain, poète, par ma naissance, ou je ne le suis pas. Si je le suis,
pourquoi ce doute, cette angoisse, ce casse-tête, cet effort, ce dosage
minutieux ? Si je ne le suis pas, l’écriture et le fait de voir sont en
moi aussi naturels que le fait que je respire, que mon cœur bat, que mes yeux
voient et que mes oreilles entendent. Est-il encore permis d’hésiter, de
méditer, quand un jour on démarre allègrement du coin supérieur gauche de la
feuille, sans savoir, sans se préoccuper de savoir où on est parti et pourquoi
– avec une volonté sûre et une foi orgueilleuse, comme le marcheur qui emprunte
le sentier conduisant au sommet de la montagne – dans l’espoir assuré que la
feuille de papier s’élèvera dans la
trace de sa main, elle se recourbera et s’enflammera peut-être – mais
assurément il laissera la glèbe derrière lui, pour te prendre sur ses ailes et
s’envoler avec toi, et l’aéroplane et son hélice.
Pesti Napló, 8 mars 1936.