Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Je pense

La pensée. Une chose bien délicate. On dit en général que l’homme doit penser pour essayer d’améliorer son sort et celui de ses congénères. Pense même en auto, bien qu’on essaye de revenir là-dessus ces derniers temps, parce que si on pense trop s’il faut tourner le volant à droite ou à gauche, à coup sûr on écrasera quelqu’un, dit un dicton grec. Aussi, pendant des siècles on considérait que la pensée était la qualité qui distinguait les hommes des animaux et des plantes (« homo sapiens »). Depuis quelques décennies quelques auteurs ont bien mis en doute cet avantage, en affirmant que le cerveau n’est pas l’organe le plus précieux de l’homme, il y en a d’autres bien plus précieux, comme certaines glandes héréditaires, etc. Selon cette conception il existe des groupes et chaque groupe a un cerveau, le reste n’est que glandes, et qu’ils soient heureux de vivre. Je conteste (pour le moment) cette théorie, parce que d’abord comment un homme peut-il être dieu, deuxièmement, Monsieur l’infirmier, chacun sait que Dieu c’est moi. Deuxièmement, je ne crois pas en ce genre de pensée collective aussi longtemps que trois cents millions d’hommes ne résoudront pas un exercice de calcul trois cents millions de fois plus vite qu’un seul.

C’est le sergent Skrepák qui a essayé le premier d’englober le processus de la pensée en un système, quand ayant trouvé un philosophe parmi les nouvelles recrues, il lui a demandé ce qu’est la pensée. Il patienté pendant la conférence de ce soldat de Thalès à Socrate, il a fini quand même par l’interrompre et dire : je vois que ça vous le savez ; alors placez maintenant la crosse de votre fusil une pensée plus en arrière. A suivi, directement après lui, Descartes ou Cartesius, qui le premier a tenté d’établir le système de la pensée directe non dépendante des autres systèmes. C’est de lui que nous vient la phrase célèbre : « je pense, donc je suis », dont l’original était : « je doute, donc je suis », parce que par excès de prudence l’excellent auteur doutait même en la possibilité de la pensée, pourtant c’était un homme intelligent, comme d’autres l’ont déterminé à son sujet. (En général, ce sont seulement des hommes intelligents qui doutent de leur intelligence, les autres en sont convaincus.)

La phrase de Descartes a subi depuis beaucoup de variantes, selon les besoins.

Ayant réfléchi sur tout cela, il y eut un savant excellent qui a simplement déclaré : « je pense, donc je suis un imbécile ».

Aussi a-t-il envié tous ceux qui ne pensent pas, en constatant qu’ils s’en sortaient bien mieux.

Les femmes passaient simplement outre cette difficulté, en déclarant avec un charmant sourire : « mon mari pense, donc je suis ».

Il y en a eu qui essayèrent de retourner la chose et disaient : « je suis, donc je pense » ; ils surestimaient le rôle et l’importance de l’homme en ce monde.

Mais celui qui d’après nous a le mieux mis dans le mille était le gentleman qu’un jour de très grand froid en hiver  j’ai pris en flagrant délit de boutonnage de son manteau dans la cage d’escalier et, sur ma question pourquoi il faisait cela, a répondu : « Che chèle, tonc che me poutonne ».

 

Pesti Napló, 14 mars 1936.

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