Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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l’art de rÉussir

C’est par les gens qu’on peut réussir. Mais vous savez, il ne faut pas commencer par les pieds, il faut commencer par la tête. La tête de chacun est généralement hermétiquement fermée. La première question pour réussir est donc comment parvenir au point par lequel on peut s’y attaquer. Première leçon : comment peut-on pénétrer quelque part ? Tous les passages conduisant à la "tête" sont munis de panneaux d’interdiction, dans le genre : « Interdit aux étrangers », « Passage interdit », « Entrée strictement interdite », « Pelouse interdite », etc. Celui qui perce, ne tient tout simplement pas compte de ces panneaux. Il doit donc ne pas tenir compte de quantité de panneaux. L’unique moyen de parvenir, disons, auprès du directeur d’un théâtre ou d’une grande usine est d’ouvrir exclusivement des portes dont le franchissement est interdit. Cette méthode permet de pénétrer là où on le désire. La première règle de la réussite est donc de ne pas poser des questions, mais d’observer. Il faut tout remarquer. Si l’on franchit une de ces portes interdites, il y a toujours une personne qui essaye de vous barrer le passage et à qui il convient de dire quelque chose. Celui qui pose des questions est perdu. Il faut dire quelque chose, aussi fort que possible, par exemple que c’est une cochonnerie qu’untel ou untel soit introuvable. Celui qui a été soldat sait qu’il ne fallait pas demander par exemple s’il est permis de respirer. S’il le demandait, à coup sûr on lui répondait d’attendre le temps de consulter l’ordre du jour. Il était  déconseillé de demander si on pouvait s’absenter d’un exercice. Pourtant, en queue de défilé on voit toujours des personnes qui tournent derrière un escalier et disparaissent sans dire un mot. Ces personnes ne figurent que dans les comptes rendus, pas dans la réalité : ce sont eux qui finiront par devenir de grands chefs de guerre.

Il ne faut donc rien demander, il faut tout savoir.

Je me suis rendu un jour dans une ville de province où dès ma première apparition j’ai remporté un grand succès. Mon succès était dû à ceci : dix pas à l’avance je lisais les écriteaux et les enseignes des magasins. Puis je prétendais que dix ans plus tôt, lors de mon précédent passage, à tel endroit se trouvait telle ou telle boutique. Les gens admiraient mon intelligence et ma mémoire, capables de retenir ces menus détails.

En général on doit se comporter face à ceux qui veulent barrer la route en leur donnant le sentiment que le dirigeant de l’entreprise en question ne fait qu’usurper la place que compte tenu de nos occupations nous ne sommes pas en mesure d’occuper.

Cette première étape ne sert que de tremplin vers le poste désiré à celui qui veut réussir. Mais ce n’est pas encore un aboutissement.

Un débrouillard obtient le possible en exigeant toujours l’impossible.

L’effet que laisse quelqu’un qui réussit est très particulier. La nature humaine dépend d’une propriété très spéciale. Ceux qui croient que la réussite est affaire de suggestion se trompent. Un homme qui fait répandre de nouvelles idées, nouveaux idéaux, des pensées qui n’ont jamais existé, est un démagogue. Le démagogue est toujours une tête de l’opposition qui soulève de nouveaux idéaux, des idéaux qui n’auront qu’une durée éphémère. Si un démagogue me lance une pensée à la tête, alors ma tête se met à tourner. Mais la vapeur de l’étourdissement se dissipera et il n’en restera qu’un souvenir pénible et ridicule. Celui qui m’a donné la pensée, vivra en moi comme un admirateur inerte, comique. Ce n’est pas le type qui réussira vraiment. Chez les hommes politiques, en général chez tous ceux qui s’imposent à travers l’imagination de la foule (or c’est le cas de la plupart), nous constatons que la matière avec laquelle ils nourrissent l’imagination est toujours une banalité diluée, sans jamais ressembler au pathos des démagogues. L’explication en est simple. Il est inutile de faire croire aux gens ce qu’ils ne croient pas. Il faut leur faire croire qu’ils pensaient la même chose que vous.

Toute âme humaine est apte à des millions de variantes possibles, et peut être comparée à un piano muet pourvu de toutes ses cordes. Un talent qui réussit frappe une des touches de façon à ce que le piano s’imagine qu’il ne peut sortir que ce seul son.

Les banalités avec lesquelles ceux qui réussissent ont nourri l’imagination, sont indiciblement immenses. Quelques exemples : « Un Français sera toujours un Français », « L’Amérique appartient aux Américains », et ainsi de suite. Le secret de la réussite se cache donc, comme chacun le voit, dans la foule. Si l’on observe un homme talentueux qui soit capable d’impressionner en parlant, et nous remarquons les approbations, quelques fois l’admiration, voire le sacrifice pouvant parfois atteindre un paroxysme, nous voyons que son style, ses manières, ressemblent à ceux des escrocs télépathes. Ceux-ci déclarent avoir deviné une de nos pensées avec une telle énergie qu’à l’instant où ils nous le disent nous croyons avoir eu effectivement cette pensée une minute auparavant.

Une question se pose, comment doit être un tel homme. La réponse est un peu un aphorisme. À cet égard, la question de la féminité et de la virilité saute aux yeux. Bref, comme il est prouvé par l’exemple à propos de Napoléon, une grande réussite nécessite une certaine hystérie. Il faut des qualités qui sans intelligence sont plus fréquentes chez les femmes que chez les hommes : vanité, emportements infantiles irrépressibles, changements d’humeur extrêmes, réactions soudaines.

La règle est donc la suivante : le type qui réussit est un homme féminin sachant se comporter virilement, ou une femme virile qui sait rester féminine. Napoléon est l’éternel exemple. Il avait un caractère féminin et il savait être incroyablement viril. Une personne qui réussit est donc toujours un acteur et un comédien. Car ce sont les personnes qui réussissent qui jouent le plus la comédie. Un autre exemple intéressant est chez nous Sári Fedák. Une volonté virile manifeste, sur le terrain de l’effet produit par sa féminité.

Enfin, le secret le plus grand et le plus important est que personne ne doit être au courant de ce secret. Chesterton écrit quelque part ceci sur Nietzsche : l’idéal de Nietzsche était le tyran toujours vainqueur ; on a noté qu’un jour il a fui devant une vache dans une prairie. Celui qui croit dans la réussite contre vents et marées, doit manifester justement le contraire, à supposer qu’il se croie être cet homme-là. Si je veux absolument obtenir un morceau de fromage suspendu trop haut, je dois prêcher le renoncement, pour prévenir une ruée.

Il est donc interdit de divulguer le secret. Cette leçon témoigne que je ne compte en aucune façon sur la réussite.

 

Tolnai Világlapja, 31 mars 1937

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