Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ANNIVERSAIRE
C’est ainsi que s’est ouvert pour moi ce fameux
anniversaire, le quarante-huitième. Je croyais qu’il allait
être l’aube d’une vie nouvelle ; après six mois
de tortures et de voyages je viens de revenir chez moi de Stockholm, où
a eu lieu mon aventure bien connue entre les mains d’un
célèbre chirurgien, avec un résultat que l’on dit
pour moi favorable.
Je ne peux même pas dire quelle vague
invraisemblable de bonté et d’affection s’est
déversée sur moi : on m’a accueilli à la maison
comme le fils prodigue qui aurait tenté de gaspiller sa vie. Des fleurs,
des cadeaux, des commémorations partout, je n’aurais vraiment pas
de quoi me plaindre. À condition de ne pas me trouver face à face
avec le plus grand ennemi de Pendennis[1] auquel mon ami Incze[2] a l’habitude d’attirer mon
attention : moi-même. Moi aussi je me réservais cadeaux et
surprises, qu’apparemment je m’étais préparés
déjà à Londres, soigneusement : un joli petit
empoisonnement de l’estomac qui m’a jeté au lit aussi
étiolé et flétri que j’aurais dû être au
lendemain de l’opération, et non maintenant, six semaines plus
tard. Ma tête penche fanée du bord du lit et je
médite : quel est donc le sens de cette nouvelle vie ?
C’est incroyable comme
l’écart est grand entre un danger sérieux et un autre que
l’on prétend l’être beaucoup moins.
Après l’opération
j’étais plein d’ambition, gonflé de forces
d’agir, d’optimisme, je voulais reconstruire mon monde
intérieur, et racheter le monde extérieur, dont il s’est
avéré qu’il avait quand même besoin de moi,
puisqu’il ne m’avait pas lâché. Et maintenant
c’est une sorte de petite supplication gémissante qui vit en moi,
pour qu’on me laisse juste autant de place en ce monde qui serait
nécessaire pour un plantain ou une herbe aux puces au bord du
fossé. Je n’ai plus besoin de davantage.
Voilà où nous en sommes pour
le moment ? Apparemment il ne faut trop demander..
Mes aventures de voyage, je n’ose
plus y repenser que très modestement, sans attacher une grande
importance aux choses. Particulièrement depuis que j’ai appris une
donnée… Je n’ose même pas y penser ! Je suis
pourtant obligé de l’avouer, si je n’ai plus d’autres
occasions de le faire. Voici de quoi il s’agit. Moi, tel un cas
extraordinaire, on m’a considéré à Vienne, à
Stockholm et dans mon pays comme un cas hors du commun, et
l’opération comme un miracle chirurgical du XXe siècle
(elle l’était effectivement). Déjà je
commençais à me prendre pour un héros national, lorsque
dans un livre médical qui m’est tombé par hasard entre les
mains, j’ai découvert que les bergers des montagnes
guérissent depuis des siècles la tremblante du mouton (il
convient de savoir qu’avant l’opération j’avais la
démarche des moutons malades) en trépanant leur bête avec
un couteau pliant, exactement à l’endroit où niche le
parasite. Ils l’excisent et la bête guérit. Je prie
humblement mon lecteur de ne pas divulguer cette pénible et diffamante
information qui ôte beaucoup à ma gloire de patient.
S’agissant de mon anniversaire, ce
n’est peut-être pas inconvenant si je rends compte d’un
événement familial de nature privée. À Saltsjöbaden, un petit port en Suède, il
m’est né une merveilleusement jolie petite nièce de vingt
ans. Il se trouve que ma sœur qui depuis 25 ans est
l’épouse d’un excellent Norvégien (depuis lors elle
n’est jamais revenue en Hongrie), m’a rendu une visite des plus
inattendues en compagnie de sa fille, avec laquelle nous sommes devenus
très amis, au grand dam de la jeunesse de Saltsjöbaden.
J’ai pourtant réussi à relater à ma gentille petite
parente, au demeurant championne de ski et de tennis, le contenu de la Tragédie de l’Homme, ce qui
l’a beaucoup enthousiasmée pour la littérature hongroise.
(Aura-t-elle envie d’apprendre un jour le hongrois pour lire les
œuvres de son oncle ?)
Enfin j’ai pris la mer. La
traversée de la Mer Baltique de Göteborg à Londres a
duré quarante heures. Je n’ai pas eu le mal de mer. Et je suis
fier d’être désormais assuré, après le zeppelin
et l’avion, pour tous les moyens de transport.
Londres, je l’ai saluée
d’un léger signe de la main, en vieille connaissance. Les Hongrois
que j’ai rencontrés là-bas ne m’ont nullement
surpris. En intime improvisé, j’annonce que Zsuzsa Madarassy-Beck[3] s’apprête à rentrer au
pays, que Romola Nijinsky a
vendu à toute l’Angleterre le journal intime récemment
retrouvé de son pauvre mari malade. Lajos Zilahy,
je l’ai croisé au studio de cinéma de Sándor Korda,
et naturellement, selon notre accord de vingt ans, nous ne nous sommes pas
salués, nous nous sommes considérés l’un
l’autre comme transparents. Korda se sentait gêné, il
croyait que nous étions fâchés, mais nous l’avons
rassuré.
Au demeurant, Korda a une mine superbe. Il
travaille comme un Anglais, et il prend des airs comme un Américain.
Nous avons beaucoup ri de nos vieux souvenirs, le surlendemain j’ai
même déclaré à Korda que nous ne sous dirons ainsi
rien de fondamental, parce que ce sont l’ancien Korda et l’ancien
Karinthy qui venaient de se retrouver, or il existe aussi un nouveau Korda et
un nouveau Karinthy.
Qu’ajouter ? Pour la nouvelle deuxième
moitié de ma vie je me souhaite une meilleure santé et si
possible moins d’opérations du cerveau.
Színházi
Élet, n°27.
[1] Personnage d’un roman éponyme de Tackeray.
[2] Sándor Incze (1889-1966). Fondateur de la revue Színházi Élet.
[3] Baronne Zsuzsa Madarassy-Beck (1901-1957). Écrivain, poète ; Romola Nijinsky, Romola de Pulszky, (1891-1978). Éécrivain, épouse du danseur Vaslav Nijinsky ; Lajos Zilahy (1891-1974). Écrivain, raciste dans les années 30, opposé au régime Horthy pas la suite ; Alexandre Korda (1893-1956). Cinéaste installé en Grande Bretagne depuis 1932.