Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

prioritÉ aux aveugles

Pour mon retour

priorité aux aveugles ln ami distrait me raconte.

En flânant dans la rue j’étais plongé dans la construction de la grande scène de mon drame en préparation. Intensifiant mentalement le dialogue passionné, pupilles écartées, yeux fixes, tout mon visage devait être comme transfiguré par le feu intérieur.

Heureusement mon instinct mécanique de survie travaillait aussi, veillait sur mon intégrité corporelle et m’évitait de rentrer dans le mur. Il m’a aussi rappelé qu’on m’attendait à la maison pour deux heures, j’ai donc pris au coin le tram seize.

Alors que je m’accroche solidement sur les marches de la plateforme, je m’aperçois que le receveur prévenant m’attrape tendrement par le bras et m’aide à monter, pendant qu’un homme, peut-être un ouvrier, qui me suit, me soutient dans le dos.

Jusque-là, rien pour m’étonner, moi-même je suis courtois avec mon prochain. Plus étonnant était que le receveur a continué de rester auprès de moi, il m’a introduit par le bras dans la voiture passablement remplie et a crié « une place, une place s’il vous plaît ! », ce qui a eu effectivement pour effet que les gens nous ont frayé un chemin, et un homme d’aspect par ailleurs morose, témoin de la scène, a sauté de son siège et a fait signe au receveur qu’il pouvait m’y conduire. Le receveur inclina la tête pour le remercier à ma place (et m’éviter ainsi la fatigue du remerciement), il m’y a conduit et m’a fait asseoir.

Deux passagers à ma gauche et à ma droite se sont un peu écartés pour me laisser plus de place.

Au début je n’ai rien compris. Mais lorsque la dame en face a soufflé quelque chose à l’oreille de son voisin tout en me désignant du doigt, la lumière s’est faite dans mon esprit. Tous ces voyageurs ont été trompés par mon regard suspendu à l’horizon lointain de mon vécu artistique intérieur, ils m’ont pris pour un aveugle, c’est pourquoi ils se sont mis, avec tact et tendresse, à ma disposition en essayant de m’aider.

Que faire maintenant ? Tant pis, j’assumerai ce rôle jusqu’à descendre. Je reste assis, fixant devant moi un regard vide. Et si ma maudite vanité ne s’était pas alliée pour me trahir à ma distraction notoire, tout aurait pu bien se passer. Mais tout à coup il m’est revenu que dans le journal de l’après-midi une critique a paru sur mon dernier livre, et que ce journal était blotti dans ma poche intérieure. Je l’ai sorti et oubliant tout le reste je me suis plongé dans sa lecture.

Quelques gestes m’ont bientôt ramené au présent. Mon voisin de droite s’est levé et m’a donné un coup de coude agressif, et mon voisin de gauche m’a marché sur le pied.

J’ai crié aïe et me suis efforcé de me diriger vers la sortie.

Une autre personne derrière moi souhaitait également descendre, et le receveur m’a hurlé de ne pas entraver la circulation des voyageurs. J’ai eu si peur que j’ai trébuché sur le marchepied et je me suis étalé sur le macadam.

 

Az Est 19 juillet 1936

Article suivant paru dans Az Est