Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
INTERVIEW
POSTHUME DE GYULA GÖMBÖS[1]
l
n’existe que deux sortes d’illustrations pour reconnaître un front humain, ces
deux extrêmes sont : une peinture à laquelle l’artiste qui a toujours
connu son modèle travaille longuement, ou bien un instantané surexposé. Tout ce
qui est entre ces deux, est flou car couvert par le voile des effets et des
préjugés. Cela peut paraître de l’amateurisme si je veux immiscer mes propres
"caractérisations" sur Gyula Gömbös entre les descriptions des amis
et des collègues, alors que je n’ai dialogué avec lui qu’une seule fois pendant
une heure en tête à tête. Mais je fais aveuglément confiance aux fameuses
premières impressions, même si je n’ai aucun moyen de les vérifier par la
suite.
Le fait déjà qu’alors je n’ai pas tout de
suite pris ma plume après cette conversation et je n’ai écrit ni un reportage
ni une interview, le caractérise, lui, et non moi, pourtant j’y avais bien
songé pendant que j’attendais dans l’antichambre de son bureau de chef du
gouvernement. Manifestement c’est l’homme qui m’a marqué davantage que le
président du conseil, et c’est un très bon signe. Je suis convaincu que, en
comptant aussi Napoléon, la personnalité
d’un homme confère un rang plus élevé que son titre, et que ma conversation
avec Gyula Gömbös a moins fait d’effet sur le journaliste en moi pour qui
écrire est urgent, que sur l’écrivain qui a tout son temps. Cela signifie que
ces impressions se seraient transformées en souvenirs
même s’il s’était agi d’un simple soldat et si je l’avais rencontré en cette
qualité.
Ce n’est pas un hasard non plus si à la
place d’un sujet réfléchi ou de questions préparées, nous avons tout de suite
commencé à parler des questions jamais actuelles et pourtant toujours intéressantes,
telles que la volonté consciente de l’individu et la volonté instinctive de la
foule, en tant que forces égales. C’est le dialogue sur ce problème apparemment
stérile et "théorique" qui a rendu cet homme d’action soudainement si
vif et enflammé, comme s’il s’était agi de régler une affaire politique urgente
ou de signer un décret imminent. Oh oui, à quel point c’est vrai ! –
a-t-il approuvé : justement à notre époque, à l’époque des idéaux
"collectifs", ce pouvoir qui réside dans l’excellence humaine, le
talent, les différences, se manifeste bien plus vigoureusement que le pouvoir
des masses. Et cela va de pair avec la responsabilité, bien sûr. Le singulier a
autant d’importance que le pluriel, aucun n’est ni plus ni moins significatif
que l’autre. Il a approuvé d’un acquiescement rapide ma timide protestation
lorsque dans une de ses phrases il a par hasard parlé de "vous
écrivains", et je lui ai rappelé qu’il n’apprécierait sûrement pas que je
l’apostrophe en disant "vous premiers ministres".
Chaque individu est un monde à part, c’est
indiscutable. Et il a visiblement bien pris, presque comme un enfant, que,
plutôt que le complimenter pour ses mérites et résultats publics, je l’aie
assuré que ses mots préférés auxquels il tenait autant qu’un artiste fier de
son style, comme "exclusivité" et "unité nationale", sont
devenus à la mode, non seulement en politique mais aussi dans la vie courante,
le couturier offre sa marchandise sous le signe de l’exclusivité, et la
cuisinière veille à la "ligne d’orientation" de son budget mensuel.
Il a senti que les mots quelquefois survivent aux actions et les images à la
réalité : c’est pourquoi le roi de jadis au nom oublié a relevé le pinceau
tombé de Murillo. Et lorsque j’ai exprimé mon plaisir d’écouter sa belle expression
orale dans son discours de prise de pouvoir, où il a dit que « c’est une
offense pour le pays millénaire de supposer qu’on aurait besoin d’un dictateur
plus fort que la constitution hongroise », il a sursauté et s’est mis à
parler de ses voyages, avec autant d’enthousiasme qu’un lycéen (il revenait
justement de Varsovie). Il a remarqué qu’il aimait la prise de vue qui le
représente en compagnie de Pilsudski, en manteau polonais, les mains dans les
poches, les pieds écartés – oui, quelqu’un lui a même dit : « Votre
Excellence est vraiment crâne sur cette photo ! »
Pendant que, les pas légers et par grands
gestes, il était en train de rappeler ce souvenir, il s’est soudainement
arrêté, il a baissé les bras, a tourné la tête et a changé d’humeur.
Je l’ai observé : en marchant il s’est
par hasard trouvé en face d’un miroir.
Il avait mauvaise mine ce jour-là. Le
voyage l’avait fatigué, ses yeux étaient cernés, son teint était jaunâtre.
Aujourd’hui je sais qu’il était déjà gravement malade.
Qui sait si, même inconsciemment, ce n’est
pas la découverte de la tragédie de la personnalité qui a traversé son esprit à
ce moment-là ? Que vaut l’égalité, même l’ambition enivrante, tant rêvée,
de la grandeur, de planer au-dessus de masses, de s’envoler au-dessus de la matière
brute, inerte : aucun rêve ne permet de se hisser au-dessus de la loi qui
a disposé que l’individu est mortel et que seule la foule reste immortelle.
Mais c’est en avion qu’il a pris pour une
dernière fois la direction de Munich, se pliant devant la condamnation mortelle
de la Loi, pour se retirer dans sa cellule particulière de condamné à mourir.
Az
Est, 9 octobre 1936.