Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
l’oreille du mÉdecin chef
J’ai été légèrement interloqué quand j’ai
aperçu Kázmér. Il était assis à son ancienne place,
dans le coin, où je l’avais vu la dernière fois, il y a cinq ans. Il a remarqué
mon étonnement, il a souri avec indulgence.
- Salut, nœud de serviette. Pourquoi
cet étonnement ? Assieds-toi.
- Moi ? Je ne suis pas du tout…
- Mas si. Tu t’étonnes de me voir ici.
Ne conteste pas, nœud de serviette.
- Qu’y aurait-il d’étonnant
là-dedans ? Tu devais être en voyage.
- C’est ça, c’est ça. Pas la peine de
me chercher des excuses. Tu sais très bien que je ne suis pas allé en voyage.
- Ben…
- Ben. J’étais ici, pas en voyage.
J’étais dans un endroit sûr. En vacances. Tu sais très bien où. Un endroit
charmant. Dans le calme de Lipótmező[1]. Je sais que personne ne l’ignorait. Toi
non plus, nœud de serviette. Je savais que vous saviez.
- Tu as raison… ça me revient,
maintenant que tu le dis. Peu importe, l’essentiel est que maintenant tu sois ici, pas vrai ? Qui plus est, en bonne santé.
Ça a dû être une expérience intéressante.
- Certes, certes. Une expérience
intéressante. Si c’est toi qui le dis. Plutôt périence
qu’expérience. Chair, chair.
Il rit bizarrement.
- Ce n’était pas bien là-dedans ?
- Dans l’institution, tu veux
dire ? Allez, courage, prononce le mot. À l’asile de fous. Si, c’était
bien ! C’était chouette, comme le nœud de serviette.
Ce nœud de serviette, ça m’énerve. J’essaye
de changer de ton.
- Bon, ça n’a pas dû être si bien que
ça, parce que si c’était bien, tel que je te connais, tu y serais encore.
- Très juste. Dis plutôt ça :
« tu as dû être au paradis là-bas pendant cinq ans. Parce que c’était la
vérité, sans quoi tu en serais sorti plus tôt. » La bouffe y est parfaite,
la société excellente, le parc agréable. Je n’avais aucune envie de partir.
Plutôt, vers la fin de la troisième année je craignais qu’on me mette dehors.
J’ai rusé, je ne me suis pas laissé faire. Le bon vieux nœud de serviette m’a
aidé. Aussi longtemps qu’on pouvait discuter sur le nœud de serviette, personne
n’a songé à me mettre dehors. Mais j’ai laissé tomber à la fin de la quatrième
année, j’en avais assez, je préférais partir !
- Tu es si rusé que ça ?
Magnifique. Bref, tout s’est passé comme tu l’as voulu. Tu les as menés par le
bout du nez.
- Le bout du nez ?!...
Ouah !... Je pense bien. Néanmoins ça a pris un temps pour que je
comprenne ce qu’il fallait faire. Comment on pouvait y rester, ça, je savais
déjà, le nœud de serviette, mais comment en sortir, ça, il fallait encore
l’apprendre.
- Et, comme je vois, tu l’as appris.
- La chose est très simple. Si je peux
m’exprimer ainsi. Pour rester dedans, il convient de fatiguer les médecins. Il
faut se choisir une idée fixe et s’y tenir. Un nœud de serviette, par exemple.
Au début ils essayent de nous en dissuader, puis ils en ont marre, ils laissent
faire.
- Magnifique ! Tu es un sacré
gaillard ! Ce nœud de serviette n’était donc qu’un prétexte ! Mais
comment tu es sorti ?
- J’ai retourné la chose. C’est moi
qui ai laissé dire les médecins.
- Tu as reconnu ton idée fixe ?
- Pas du tout. Cela n’aurait pas suffi
de leur donner raison me concernant. Pour un succès complet il fallait que je
reconnaisse aussi leur idée fixe à eux.
- Et ?
- J’y suis arrivé. La veille de ma
libération, j’ai solennellement déclaré que j’étais convaincu que l’oreille de
monsieur le MÉDECIN CHEF n’était pas en
verre. Ha, ha, ha ! Elle est bien bonne, hein, nœud de
serviette ?
Az Est, 29 octobre 1936