Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
J’AI
JOUÉ CONTRE LE CHAMPION DE L’ÉQUIPE CHAMPIONNE
Au café, le garçon, vieille connaissance à
moi et âme compréhensive, remarque que j’ai du temps
à perdre.
- N’auriez-vous pas envie de
jouer aux échecs ?
Je trouve tout naturel qu’il connaisse
mon point faible. Que j’aime le jeu d’échecs. (Il y en a
toujours qui considèrent ma passion la plus forte comme mon point
faible.)
- Ah, je n’aime pas les joueurs
d’échecs dans les cafés. Tous des mazettes. Je les connais.
Ça fait trente ans que je vois traîner les uns et les autres
assidus derrière les cases. Ils jouent de plus en plus mal. C’est
pour eux que j’ai formulé mon célèbre aphorisme
échiquéen : « C’est en forgeant qu’on
devient mazette ».
Le garçon ricane
mystérieusement.
- Dans ce cas, je vous recommanderais
un jeune homme, il est assis là-bas… Il n’a pas encore eu le
temps de se gâter, il n’a que dix-neuf ans… J’ai
ouï dire qu’il aime beaucoup jouer aux échecs.
- Si jeune ? Dans ce cas il
n’est pas exclu qu’il y connaisse encore quelque chose… Je ne suis pas contre une partie.
Demandez-lui s’il accepte le handicap d’une tour.
Le jeune homme me fait répondre
modestement qu’il accepterait un tel geste à la rigueur
après un premier match nul. Il a de l’amour-propre
celui-là, me dis-je, ce n’est pas grave, moi aussi je suis fier de
nature.
Un garçon élancé,
svelte. Il murmure quelque nom comme il y en a des douzaines en guise de
présentation. Il me propose poliment les blancs, je
préfère le tirage au sort.
Il ouvre par un gambit du roi. Un gambit du
roi, à moi ! Quelle outrecuidance ! À moi qui ne sais
que trop que ce fou noir en e7… bref, vous comprenez, n’est-ce pas.
Je fais quelques pas successifs ennuyeux, pour en finir au plus vite avec cette
partie qui pour moi était gagnée à l’instant
même où il s’est installé… En même temps
je ne cesse pas de bavarder, je lui demande depuis quand il joue, qui est son
maître favori… Il se révèle qu’il a une assez
bonne école, il évoque des noms et des parties
intéressants… Par rapport à son âge il a une culture
échiquéenne passablement développée. Il
apprécie ma définition selon laquelle même la plus grande
partie est gagnée par celui qui a
joué l’avant-dernier mauvais coup – cela prouve
qu’on peut faire confiance aussi à son intelligence en
général, en toute chose il me donne raison. J’ai envie
d’en finir au plus vite, je préfère la conversation.
Allez, je l’exécute.
- Échec !
Échec !... Échec à l’amateur ! – je
fais le spirituel, déjà sûr de le battre en six coups.
Eh, dis donc… qu'est ce qui se passe ?
Ce n’est peut-être pas en six coups que je le battrai, mais en sept
ou huit. Voire… tiens, c’était possible ? Mais en
g8… Ah oui, c’est vrai, je n’y ai pas pensé… je
ne savais pas… il y a trop de bruit dans ce café… pourquoi
tant de gens nous encerclent ?
Ç’est raté. Tant mieux
pour lui. J’hésite un instant, puis :
- J’abandonne – dis-je
vite. Dans la partie suivante je prendrai les blancs.
J’entame avec une ouverture
française.
Les suivantes avec une danoise, une
anglaise, une suédoise, une info-germanique, une arabe, une
falasha-abyssinienne et une botokoude. Le diable
l’emporte, il les connaît toutes ? Mais de toute
façon… quelque chose ne tourne pas rond ici, dans ce
café… c’est peut-être la table qui est tordue ou je ne
sais pas quoi… il y a aussi des courants d’air… cette
pièce, ce n’est pas moi qui l’ai tirée
là… le courant d’air… et puis la reine…
connaîtrait-il les cartes de dos ? Ce n’est plus drôle du
tout…
Je saute nerveusement sur pieds.
- On ne peut pas jouer comme
ça, il y en a qui prennent des photos, des rafales de
magnésium… On dirait que cette lumière éblouissante
vous a aidé à trouver la réponse juste… S’il
vous plaît, veuillez embarquer toute cette machinerie… Vous
n’avez jamais vu une partie d’échecs ?...
Qu’est-ce que ça peut vous faire de me voir jouer en public ?
(C’est vrai que ce n’est pas dans mes habitudes.) Est-ce une raison
de me mitrailler de photos ?
Je retourne vers mon adversaire pour
m’excuser.
- Ne m’en veuillez pas, jeune
homme, vous voyez, c’est le prix de la célébrité,
c’est comme ça quand on est connu… Je suppose que vous devez
aussi être gêné par ces photographes… Surtout quand
ils photographient une si mauvaise position… Excusez-moi, même
celle-ci, vous ne l’abandonnez pas ?
En effet, pour une fois je tiens les
rênes du jeu en main… cela suffit, je n’en dis pas davantage,
le lecteur a compris, n’est-ce pas, que mon cheval est en e6… ma
tour en k9… la reine en z46… le chancelier à droite et
à gauche, en nord-ouest-sud, dame de trèfle, joker, tous les
atouts, carambolage bidon, dix de der, celle-là, je l’ai
gagnée, allez, ouste, échec, échec, échec !
Je l’encourage : - Vous
devriez abandonner, il n’y a pas de honte à ça… en si
mauvaise posture même Alekhine
abandonnerait… ou même ce… ce jeune homme… celui qui
vient de revenir avec l’équipe hongroise, l'équipe qui a
gagné aux olympiades d’échecs, et lui il était le
premier de son équipe, donc en réalité on peut le
considérer comme le champion du monde… il s’appelle Szabó, je ne me rappelle pas, peut-être Ödön Szabó…
- László
Szabó[1], remarque-t-il modestement. En fait c’est moi.
Le fou frémit dans ma main, comme
s’il voulait fuir l’échiquier. Je devrais lui faire donner
le coup final… mais tiens… il s’entête, il refuse de
bouger … ou il bouge mais pas dans le sens que je voudrais. Et on dirait
qu’il murmure quelque chose… d’une petite voix
aiguë… je me penche plus près de lui.
- Pour l’amour du ciel, chuchote
le fou, ne me forcez pas à aller là-bas… l’adversaire
risquerait de perdre la partie… ce serait un blâme terrible…
pensez : il vient d’être consacré champion du
monde… une fierté de la patrie… intérêt
national… Faites vite un quelconque mauvais coup et perdez !
Je suis dans les vaps,
j’obtempère et je perds aussi la dernière partie.
Színházi
Élet, n°38
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