Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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queue-de-pie et barbe rousse

ou : Le compère du diable

Jai beau en avoir honte, je dois avouer la vérité, sinon la chute ne vaut rien. À dire vrai, ce soir-là je suis tombé par le plus grand des hasards au Théâtre des Arts, sans savoir que c’était un jour de première, je ne l’ai compris que quand l’ouvreuse m’a vu et m’a vite poussé dans une loge sombre, juste au moment où le rideau montait.   Par les dialogues introductifs (vieille technique théâtrale) nous apprenons quels sont les protagonistes, je porte un regard autour de moi, et à ma grande surprise je découvre que je n’étais pas seul dans la loge. Un homme raide et maigre, en queue-de-pie, se blottissait au fond, il arborait une énorme barbe, et cette barbe, comme il apparut pendant une scène mieux éclairée, était rouge feu : étrange tenue, serait-ce un comédien costumé de la pièce, s’apprêtant à paraître ? Je me suis poliment présenté, il a acquiescé en passant, avant de se tourner de nouveau, tout excité, vers la scène.

Au demeurant je commençais moi aussi à y prêter attention car l’histoire ne manquait pas d’intérêt. Dans une famille américaine puritaine et bigote (nous sommes au temps de la guerre d’indépendance) on donne lecture du testament du père qui vient de mourir. On apprend qu’il a légué toute sa fortune à son fils Richard renié et haï par tous, lui-même une sorte de clerc vagabond, qui se prétend compère et zélateur du diable, qui terrorise les belles âmes pieuses. Il sera naturellement abandonné par tous, maudit par sa propre mère, seuls la fille naturelle (Zsuzsi Simon) de l’oncle pendu et le pasteur sage et compréhensif (Mihályfy) le soutiennent. C’est Békássy qui joue le diablotin, non sans trac au début (c’est son premier grand rôle dramatique), mais de mieux en mieux, surtout après l’arrivée de sa partenaire, la prima donna Elma Bulla, qui est l’épouse du pasteur. Comme il se doit pour une ancienne élève du conservatoire, dès le début elle joue avec beaucoup de retenue, une sourdine prometteuse. Tout est clair à la fin du premier acte. Nous apprenons que les troupes de George V approchent, elles occupent la ville, et en guise d’exemple terrifiant elles ont l’intention de pendre un des "rebelles". Selon l’opinion publique il ne pourrait s’agir que de Richard, alors que celui-ci pronostique plutôt, avec ironie et supériorité, que ce sera le pasteur.

Pendant l’entracte je reste dans la loge, et avec le flegme pédagogique d’un vieux renard des théâtres je m’adresse à mon compagnon spectateur.

- Vous voyez, cher Monsieur, cette pièce me plaît beaucoup, telle qu’elle est elle vit et elle tient debout. Je devine que ce doit être le travail d’un homme jeune tant on y trouve d’enthousiasme naïf : le problème exposé est surchargé, il embrasse beaucoup, mais le courage avec lequel il cogne un gros arbre avec sa petite hache, en impose. Pensez : la guerre d’indépendance d’un grand peuple, le dix-huitième siècle, des caractères ardemment opposés, la lutte de la divine bonté contre la malignité du diable. Évidemment on peut craindre qu’il s’essouffle avant la fin. Selon les lois de la justice au théâtre, le bien devra vaincre et le mal sera vaincu, mais comment va-t-il y parvenir ? Les dialogues aussi sont parfois cahotants.

- Oui, répond-il rapidement, les acteurs ne sont pas encore très sûrs d’eux, mais Békássy trouvera le ton juste, et Mademoiselle Bulla sera magnifique à la fin. Le public ne le comprend pas encore, car il n’y a pas suffisamment de contradictions, mais bientôt les contrastes vont se renverser, et alors les gens les verront droits.

- Comment entendez-vous cela ? – lui demandé-je étonné.

- Excusez-moi, le rideau remonte, j’écoute.

Dans le deuxième acte Richard rend visite au pasteur que l’on croyait mort, et pendant qu’il est seul avec la femme de celui-ci, des soldats font irruption pour emmener le pasteur, mais Richard se sacrifie et va à la mort pour un baiser qu’il extorque à la femme sous ce prétexte.

Après ce deuxième acte, plein d’enthousiasme, je m’adresse de nouveau à la barbe rousse.

- Vous voyez, jeune homme, c’est comme je vous l’ai dit. Il est très doué, ce nouvel auteur. Il a du cœur, des principes, des idéaux, une foi dans le beau et le bien, il est résolu à dire ce qui est juste, même au détriment de l’effet, et c’est justement par là qu’il obtient cet effet. Vous entendez les applaudissements du public ? C’est vrai que les comédiens aussi sont excellents, ils ont tout investi dans cette belle expérience. La Bulla est magnifique ! Et Békássy ! On dirait qu’il est né pour le rôle ! À quel point je préfère ce feu juvénile, cette faim de la vie, cette témérité, qui permettent de souligner l’acuité des problèmes, par rapport aux techniques obsolètes du théâtre, à la routine prudente ! Il faudra prêter attention à ce jeune auteur, le soutenir, une telle tentative mérite toutes les bonnes volontés, c’est quelqu’un qui pourra écrire un jour des pièces de premier ordre !

Il me regarde tristement.

- Vous croyez ?

- Et comment ! Il a encore  beaucoup à apprendre des vieux rusés, des vieux routiers ! Il doit en passer par là, mais il finira par trouver sa voie. Mais écoutons, le troisième acte commence.

Dans le bruit et l’enthousiasme qui a suivi le dernier acte, en remettant nos manteaux, je l’ai pris par le bras.

- Vous ai-je dit que cet auteur a encore des choses à apprendre ? Erreur grossière, Monsieur, jamais, cet auteur a simplement sauté des classes, il a fondé une classe supérieure dans laquelle il sera le professeur, c’est moi qui vous le dis ! Que dites-vous de ce troisième acte ? La scène au tribunal où le général, le juge et le condamné à l’avance se font des politesses, pendant qu’ils s’offrent le loisir de faire des observations sur l’armée anglaise – on n’a pu écrire cela qu’en Angleterre ! György Nagy était fantastique, tout comme Harsányi, acteur toujours solide ! Quelle idée superbe, quelle vérité profonde apparaît ce que seuls les plus grands commencent à comprendre de nos jours, que les vrais caractères et les vrais talents ne se montrent que dans les moments décisifs : le pasteur deviendra un soldat courageux, alors que le compère du diable sera un clerc pieux – c’est magnifique et ça sonne juste ! J’avais pensé à tout sauf à cela. Pourtant c’était la seule issue ! Monsieur, cet auteur est un homme en or ! Un esprit vif, étincelant, tout en étant dramatique, original, courageux, croyant et sceptique à la fois, et tout le reste… Monsieur, c’est moi qui vous le dis, cet acte… cet acte…

- Cet acte était shakespearien, vouliez-vous dire – tente-t-il de m’aider avec courtoisie.

- Shakespearien ? Je dirai même plus, cet acte final était digne de Shaw ! Au meilleur sens du terme – je songe au Shaw de Man and Superman, de César et Cléopâtre, de Sainte Jeanne !

- Connais pas.

- Que dites-vous ? Qu’est-ce que vous ne connaissez pas ?

- César et l’autre… la Jeanne je ne sais pas comment, cette chose supérieure… je ne connais pas ces pièces.

- Comment ? Vous ne connaissez pas les plus grands chefs-d’œuvre de la maturité du Shaw de cinquante, soixante, soixante-dix ans ? Vous n’avez pas honte ? Et moi qui vous prenais pour un homme cultivé, compétent, qui fréquente les théâtres, je vous explique plein de choses que vous êtes incapable de comprendre ! Mais qui êtes-vous en fait ?

- Je suis Bernard Shaw, l’auteur de cette pièce, j’ai quarante ans.

 

Színházi Élet, n°48, 1936

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