Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
en plusieurs morceaux
J’ai oublié mes lunettes à la maison. Je ne me
suis pas trop inquiété, je n’avais rien à faire, j’ai pensé que je discuterais
avec ces messieurs dans le hall en attendant qu’on me les apporte, j’avais
téléphoné. Mais il s’avéra que même pour une demi-heure je ne pouvais pas m’en
passer. Quelqu’un m’a montré une lettre, je n’ai pas pu la lire, j’aurais dû
ensuite écrire une recommandation, mais j’en étais incapable. J’ai poussé un
soupir quand elles sont revenues, et dans ma joie la vérité que j’ignorais
jusque-là m’a échappé des lèvres :
- Ouf, je suis de nouveau un homme
entier.
C’est la vérité. Si un objet est composé de
deux parties, chacune des deux parties n’est que la moitié d’un tout
indépendamment des rapports de force ou des dimensions, voire l’importance de
ces deux parties – même un coffre-fort, plein de trésors, n’est que la moitié de l’objet, du tout que forme
l’armoire avec sa clé.
Je suis donc composé de deux morceaux. Un homme et une paire de
lunettes. À nous deux nous formons la chose que j’appelle "moi". Tout
au moins pour l’instant, aussi longtemps que mes yeux éclairent et que je les
ajoute à cette notion complexe.
Celui qui a déjà entendu haranguer sur
"l’analyse du style", la partie de la mathésis traitant aussi de la qualité des objets et non seulement
de leur quantité, ce que pour cette raison on pourrait appeler la mathématique des qualités, ne
considérera pas ma réflexion comme l’art vide de couper les cheveux en quatre.
Pour quelqu’un qui, oublieux des quantités, ne s’intéresse qu’à la qualité, le
monde des objets devient un immense royaume de caoutchouc. Il imagine que tout
est en caoutchouc, que les objets peuvent être réalisés du plus petit au plus
grand, puisque la taille n’est pas substantielle, et même la forme extérieure peut être variée à volonté : tout ce qui
intéresse dans un objet est, au-delà de la quantité et de la forme, ce qui le
caractérise et ce qui est permanent, ce à quoi nous ne pouvons rien ajouter et
dont nous ne pouvons rien retrancher. L’inventeur de cette conception appelle
cela "l’état situationnel" ; moi, en tant que poète, je
parlerais plutôt de la destinée ou du destin des objets. En effet, il s’agit,
n’est-ce pas, de ce que selon leur état situationnel on distingue des corps une fois, deux fois, trois fois ou
plusieurs fois continus, selon que le corps en caoutchouc peut être séparé par
une coupe en deux parties telles que les
deux deviennent des corps continus au premier degré. Le bâton, le cube, la
sphère (même si l’on change leur forme) sont des corps simples ; l’anneau (de même que l’homme) est
quelque chose de deux fois continu parce qu’il faut une coupe pour le séparer en deux corps distincts une fois
continus.
Mais évidemment il faut les deux moitiés
d’anneaux pour former un anneau entier.
Donc l’objet appelé moi ne devient un objet entier continu que lunettes comprises.
Est-ce grave ? Est-ce une
imperfection ? Est-ce un état maladif par rapport à l’entité simple,
entière, saine ?
Je l’ignore.
Par rapport à un cul-de-jatte, qui ne peut
pas vivre sans béquille ou sans prothèse, il est évident qu’un morceau entier
serait plus qu’un morceau imparfait plus un complément : il en est
peut-être ainsi parce que la béquille n’est pas un plus, mais un additif, un complément. La différence
entre les deux qualités saute aux yeux si nous pensons à un passager ou à un
pilote d’automobile. Eux aussi sont en deux parties. L’homme et le véhicule. Et
pourtant nous avons l’habitude de ne pas considérer l’homme comme infirme parce
qu’il a besoin d’un véhicule – dans cet exemple c’est le but, l’augmentation de la vitesse offerte par la nature, qui
ennoblit les moyens. Dans une interprétation un peu plus souple et plus large,
en pensant aux oiseaux, nous, enfants pauvres de la nature, pourrions reprocher
à nos parents de nous avoir privés d’ailes, or il est clair que nous en avions besoin, sans ailes nous
nous sentions infirmes.
D’ici, de loin – et mes lunettes me
permettent de voir aussi de haut – je ne dois pas trouver de trop que je suis
composé de deux morceaux, je peux même en être fier. Ou plutôt pas de deux
morceaux, mais de trois, puisque j’ai un plombage dans une dent. Et les
vêtements qui me protègent non seulement de l’impudeur, mais aussi du froid,
sont également autant de morceaux du tout, dont seulement le Titan qui voit mal
l’essentiel de l’art, l’adepte obstiné "du talent inné" crie au monde
que son essence est la nue nudité.
Je n’ai jamais apprécié le naturalisme du
siècle dernier, vainqueur de prix, représentant la statue de la dactylo,
considérant sa "substance immortelle", toute nue devant sa machine,
or chacun sait que les dactylos s’assoiront tout habillées devant le clavier jusqu’à
la fin des temps.
J’attends de mon autre moitié, le lecteur
avec qui nous avons coopéré pour écrire les lignes ci-dessus, qu’il me donne
raison, comme la bicyclette donne raison à son inventeur qui est monté dessus.
Pest Napló, 5 novembre 1936