Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
avion dans
Pendant quelques
jours, avant Noël, un épais brouillard recouvrait la Hongrie. C’était un
brouillard d’une densité rare, particulièrement dans notre ville, les
météorologues citaient l’exemple de Londres. Il pesait sur nous comme un
édredon bien rempli, seul le sommet de Kékes[1] en dépassait un temps, avant de
disparaître dessous lui aussi.
Les vols réguliers qui depuis trois ans
circulent hiver comme été n’ont pas encore appris à s’y adapter. Il est vrai
que les avions modernes sont appareillés pour ce temps, cela s’appelle pilotage sans visibilité (ou p.s.v.), ce qui signifie que l’oiseau mécanique transperce
les airs entre deux ondes radio orientées, comme un train sur ses rails. Mais
apparemment les pilotes ne s’y sont pas encore habitués, pourtant c’est un
altimètre propre à signaler même dans le brouillard le plus dense la distance
qui nous sépare de la surface solide la plus proche.
Pour plus de sécurité plusieurs avions
provenant de Vienne, Berlin, Londres, Paris ou Belgrade, ont évité d’atterrir à
Budapest, ils ont signalé ou on leur a communiqué par radio que l’épaisseur du
brouillard était telle qu’il valait mieux poursuivre le vol, ou faire carrément
demi-tour et retourner au point de départ.
Celui qui avait à faire de façon urgente
subissait désagréablement l’entrée du pilote dans l’habitacle, quand il
annonçait aux passagers qui dès Komárom commençaient
à remettre leur manteau (de même que les passagers des trains à Kelenföld[2]), qu’il fallait hélas ranger les manteaux,
l’avion n’atterrissait pas à Budapest mais poursuivait sa route jusqu’à la
capitale suivante, ce qui signifiait plusieurs heures de perdues.
Pour le passager qui voyageait pour son
plaisir, une telle prolongation inattendue était bien moins pénible. Je me
souviens du jour où notre Zeppelin, décollé de Friedrichshafen nous ramenait
au-dessus de Budapest, la situation qui se présentait était la suivante :
le commandant est entré au salon pour nous prévenir qu’une terrible tempête
était attendue et qu’il se pourrait qu’il nous soit impossible d’atterrir,
Budapest n’étant pas équipé d’un aérodrome adéquat. Si c’était le cas, notre
aérostat rebrousserait chemin et retournerait à Friedrichshafen, prolongeant le
vol de onze ou douze heures. On était peut-être un peu déçus mais certainement
pas désespérés, on n’était pas pressés, et s’il y avait du vent, c’était tout
de même une journée d’avril ensoleillée. La vie au salon du Zeppelin était
agréable, et il y avait des personnes parmi nous qui n’ont pas été heureuses
quand, à la fin, nous avons tout de même atterri chez nous.
Bien
sûr, ce genre de surprise est moins commode en avion. Imaginez :
au-dessous de vous un océan brun et dense et immobile, semblable à du sable
solide, vous séparant de votre planète préférée dans le système solaire, or il
ne peut pour le moment pas être question de faire un saut pour goûter sur une
autre planète, disons sur Mars, sans même dire que la plupart des passagers
n’ont rien à faire sur Mars, vu que cet astre est "hors marché" même
du point de vue du transport des armées compte tenu du progrès rapide des
derniers temps. (On dit que là-bas c’est la Terre que l’on appelle astre
militaire.)
J’ai une proposition à faire pour les cas
semblables s’ils se reproduisent – après tout l’entreprise est tenue d’assurer
le confort de ses passagers, voire leurs loisirs – même dans les cas
extraordinaires. Il conviendrait d’installer un sympathique petit poêle
électrique au milieu de la carlingue, et si le brouillard rend l’atterrissage
impossible, un "pilote conteur" embauché à cette fin devrait réunir
les passagers autour du poêle et leur improviser une conférence sur les beautés
de la ville survolée où l’atterrissage est impossible. Ainsi par exemple aux
passagers souhaitant connaître Venise il raconterait (accompagné éventuellement
de projection d’images) les beautés du Canale Grande,
Place Saint-Marc, Orologio, Pont des Soupirs.
Jadis sur cette Terre ferme on nous a
beaucoup parlé des beautés du Paradis. Il serait temps que les anges entendent
enfin raconter quelque chose de beau sur l’au-delà de la vie terrestre.
Pest Napló, 29 décembre 1936