Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
l’humoresque, ou le lecteur de confiance
Je peux désormais raconter cette histoire, en une humoresque,
cette humoresque deux fois parue. Je vois dans mon carnet que cet épisode date
de deux ans. Ainsi, s’il y a eu manquement, dans mon intérêt ou dans celui de
tiers, je ferais mieux de dissimuler, dans un genre léger comme l’humoresque le
caractère délictuel est prescrit depuis longtemps, plus personne ne s’en
souvient, ou si oui, on pardonne.
Mais c’est justement de cela qu’il s’agit,
en l’occurrence, dans quelle mesure les gens, ou plus exactement leur fragment
désigné sous la qualification de lecteur, sont capables de se rappeler une
humoresque. Il est vrai, ça dépend des humoresques. Marc Twain a écrit une ou
deux humoresques dont plusieurs personnes se souviendront plus longtemps que
des comédies de Kotzebue[1].
D’autre part, et c’est tant mieux pour moi,
la plupart des humoresques, même de Marc Twain, sont couvertes par l’oubli, par
conséquent je n’ai pas à avoir honte si mon humoresque ici, comme cela va
apparaître, a depuis lors été manifestement oubliée, et seule l’humoresque
présente qui s’y rattache lui rend une certaine actualité sans le sujet de
l’humoresque originale.
En vérité, de même que le lecteur, moi-même
j’ai déjà oublié cette humoresque-là, si bien qu’en cet instant, quand j’ai
voulu l’évoquer, je m’aperçois que je ne sais même plus son titre. C’était
quelque chose comme "Mot d’enfant" ou "Il le lui a dit".
Cet enfoncement définitif dans le
brouillard de l’oubli (imaginez tout de même ! Sa propre mère ne se souvient
pas de son humoresque !) est d’autant plus surprenant que, et cela prouve
que seule sa valeur intérieure peut
sauver une humoresque de l’oubli et non les circonstances extérieures de sa
parution, l’humoresque en question a été publiée deux fois de suite, mot pour mot, sous le même titre, par le même
groupe de presse.
C’est un mardi, dans Az Est, que l’humoresque a été publiée une première fois.
Encore que j’ai aussi peu de souvenir de
cela que de l’humoresque elle-même. Elle n’a pas dû récolter un succès
explosif, elle n’a pas transformé l’image du monde comme l’a fait par exemple
la célèbre "Case de l’oncle Tom" en Amérique qui, d’après les
experts, fut à l’origine de la révolte des esclaves. Le "Contrat
social" de Rousseau a également laissé des traces plus profondes dans
l’histoire de l’humanité. Les gens vivaient, travaillaient, s’amusaient,
haïssaient et aimaient après l’humoresque comme avant, comme si elle n’avait
même pas paru.
Plus grande a été ma surprise lorsque le
surlendemain, c’est-à-dire le jeudi matin, en prenant Pesti Napló en main, sur la page quatre je tombe sur mon humoresque
que Az Est avait publiée
le mardi.
Dans mon désespoir j’ai couru à la
rédaction. Là les gens s’étaient déjà aperçus de la chose et m’ont accueilli
avec de vifs reproches. Tout le monde s’imaginait naturellement que j’avais
donné l’humoresque à deux journaux à la fois.
Conscient de mon innocence, j’ai lancé une
enquête vigoureuse, qui a prouvé rapidement que je n’étais nullement fautif. En
effet, l’épreuve de l’humoresque déjà typographiée chez Az Est, par l’homonymie de deux titres, s’est par hasard
immiscée parmi les épreuves de Pesti Napló,
où on a cru qu’elle était l’épreuve d’un manuscrit et en l’absence du rédacteur
en chef on l’a tirée de bonne foi le lendemain matin.
En invoquant ma renommée, j’ai commencé à
exiger que les deux rédactions publient une déclaration commune dans laquelle,
tout en s’excusant auprès des lecteurs, blanchissent mon honneur et mon
honnêteté d’écrivain. Mais Monsieur le rédacteur en chef, sagement et
intelligemment comme nous allons le voir, était d’avis qu’il était inutile
d’insister sur ce genre de petits malheurs, il vaut mieux les taire pour qu’on
les oublie plus facilement, ou bien que ceux qui ne l’auraient pas encore
remarqué ne le sachent jamais.
Je me suis senti un peu vexé qu’ils
prennent les choses aussi à la légère, après tout il s’agissait de moi… Je les
ai quittés avec l’impression que Monsieur le rédacteur en chef ne prenait pas suffisamment
au sérieux mon rôle dans la conscience publique et que ma renommée lui
importait relativement peu.
Or deux minutes plus tard j’ai dû lui
donner raison.
Il se trouve que j’ai croisé mon ami Ödön qui m’a arrêté avec un large sourire et les bras écartés.
- Ravi de te rencontrer… Je comptais
justement t’appeler pour te féliciter pour ton humoresque de ce matin dans Pest Napló… Depuis longtemps tu
n’as rien écrit d’aussi bon… Je suis d’autant plus heureux de pouvoir d’en
parler que pas plus tard qu’hier j’ai expliqué aux amis chez Olga que ce pauvre
Frici est apparemment sur son déclin… Pardonne-moi, tu connais ma franchise, je
peux maintenant te dire que ta dernière humoresque dans le numéro de mardi de Az Est ne valait vraiment rien. Tu
peux être content qu’on ne se soit pas rencontrés ce jour-là.
Pesti
Napló, 13 novembre 1936.