Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NOUS AVONS ENTERRÉ DEZSŐ KOSZTOLÁNYI
À qui devrais-je le raconter, ton enterrement, pour
qu’on le voie tel qu’il doit être vu – qui est-ce qui serait intéressé plus
vivement, plus avidement, plus intelligemment et plus noblement, que Toi, Didus ? Et je t’ai promis d’en rendre compte. Car j’ai
essayé de me poser cette question et cherché parmi les vivants, et il s’avéra
que chaque fois, toujours, la réponse qui vient, tel que je suis, debout, parmi
les personnes en larmes autour de ton cercueil, c’est : que dirais-tu, Didus, de ton enterrement ? Car ceci, apparemment,
n’ira jamais autrement, cela sera toujours comme ça pour moi, jusqu’à la fin de
ma vie, et même ta mort ne me sera d’aucun secours : quand je vois, je vis
ou simplement j’entends ou je lis, quelque chose de majestueusement beau ou de
majestueusement triste – la question se pose presque mécaniquement : qu’en
dirait Désiré ? De même que tu t’es souvent dit : je dois raconter
cela à Frici. Puisque nous avons toujours joué ensemble à travers toute une
vie, avec émotion et enthousiasme, nous avons joué le Rôle derrière un millier
de masques, nous l’avons joué avec plus de passion que la comédie de notre vie
privée.
Nous avons joué l’un
pour l’autre ; le public et le comédien et le thème dans ces mille
rôles a toujours été le même : le vide incommensurable et le manque de
sens des conventions. À l’âge de vingt ans nous jouions que nous étions deux
garçons de vingt ans : Ádám Kosztolányi et
Gábor Karinthy[1] ; nos pères, des écrivains vieillis, amortis,
étaient morts ou disparus, et maintenant à nous la vie, à nous qui n’étions pas
encore nés. Ensuite, nous étions des personnes diverses, autres, inconnues, en
d’autres époques et d’autres lieux, puis de nouveau nous-mêmes, vieux ou
jeunes, ou pauvres, ou riches, mais ailleurs,
toujours ailleurs et autrement que la
façon dictée par la réalité dans les cages cruelles du temps et de l’espace.
Nous étions assis auprès du lit de mort de l’autre, debout à côté de son
catafalque, et nous disions et nous vivions les conventions et nous nous étranglions
de rire et nos larmes coulaient de rire.
Maintenant je comprends : nous ne riions pas de
la mort, mais de la vie.
Te rappelles-tu, Didus, le
dernier enterrement où nous étions ensemble ? C’était celui d’un très cher
ami à nous, que nous aimions tous les deux tendrement. Tous les deux nous
avions les yeux en larmes, mais tout d’un coup, là, au bord du catafalque, j’ai
trébuché dans un objet ; je me suis penché pour le ramasser et je te l’ai
tendu, muet : c’était un savon de toilette dans son emballage cadeau. Nous
nous sommes regardés et sans un mot nous sommes sortis de la maison mortuaire
pour éviter le scandale – nous deux seulement, n’est-ce pas, savions et
sentions le comique homérique, cette absurdité indicible avec lesquels cet
article d’usage quotidien, surgi là Dieu sait comment, symbolisaient pour nous
les tenants et aboutissants de la vie et de la mort.
Didus, il n’est arrivé aucune bizarrerie de cette sorte à
Ton enterrement, sinon que, tu vois, c’est moi qui étais debout près de ton catafalque
et non Toi près du mien, mais est-ce que ça compte ? Il était affligé,
beau et simple, ton enterrement, et ce qui pour Toi pourrait être le plus
important : la contrainte des conventions n’a nulle part produit de
"kitsch" criard, indigne – il était harmonieux et fin, dans une
tristesse automnale discrète, comme un poème de Kosztolányi fraîchement écrit à
l’encre vert pâle. Personne n’a vociféré ni gémi, aucun lieu commun sonnant n’a
failli fendre le couvercle de ton cercueil – vraiment, Didus,
tu aurais pu te trouver là dans les rangs du public, même à côté de moi, et
nous n’aurions eu aucune raison d’étouffer une crise de rire, ensemble, un peu
émus, un peu déconfis, nous aurions écouté le beau chant trémolo, dont tu
n’aimais pas le sens mais tu aimais
ses paroles et sa mélodie, nous aurions écouté, en méditant, charmés, la
formule plus forte et plus magnifique que tout sens : « circum dederunt me genitus mortis et dolores inferni », parce que désormais nous savons tous les
deux de quoi parle ce chant.
Didus, ton fils se tenait bien, droit, viril, à côté de ton
cercueil, il se maîtrisait, il savait
qu’on le voyait alors que lui, il ne voyait rien d’autre que ce cercueil. Tes
amis tenaient leur chapeau dans leurs mains jointes sous la pluie fine, incapables
de parler, ils se faisaient entre eux des petits signes de tête muets.
Qu’est-ce qui t’intéresse encore ? C’est Benda qui a parlé au nom de Pesti
Hírlap, puis Tivadar Rédey
de la Société Kisfaludy, Pista Szegedy,
Zsigmond Móricz, et à la fin un professeur de Szabadka
– te le rappelles-tu ?
La procession s’est ébranlée ensuite, nous avons
doucement descendu le cercueil dans la terre – tu n’as pas de stèle pour le
moment, sur la croix de bois, aussi simplement que tu l’écrirais, si tu
inhumais ton héros dans une nouvelle ou un roman, juste ces quelques
mots : Dezső Kosztolányi, a vécu cinquante et un ans. Et Didus – je voudrais juste ajouter ceci, pour me
vanter : en rentrant chez moi, dans l’autobus, je fus de nouveau capable
de sourire quand un passager derrière moi a rappelé un extrait magnifique,
magistral, de ta nouvelle Le mauvais
médecin, en citant ton texte avec précision, en imitant même Ta voix, voix
dont la prose hongroise n’a jamais possédé un instrument plus parfait. Didus, Tu sais, n’est-ce pas, que mon sourire n’avait rien
d’un blasphème, cet après-midi – tu sais désormais aussi, en possession de
cette âme d’outre monde qui comprend mieux que l’homme humain : même si
j’avais ri aux éclats, mon rire aurait été un sanglot à déchirer le cœur, plus
que les larmes de Niobé.
Az Est, 7 novembre 1936.