Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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JE VOUS BAISE LA MAIN

Quelle baliverne insignifiante, n’est-ce pas, pour qu’un journaliste s’attarde là-dessus, alors que la terre tremble à Madrid et une pluie de feu tombe du ciel.

Mais, comment le savoir, des choses petites et grandes sont liées – n’importe quel chaînon minuscule que j’attrape, toute la chaîne se met en mouvement.

Il s’agit en effet de cette affaire de baisemain qui m’irrite depuis longtemps, je l’ai déjà soulevée plus d’une fois, aujourd’hui je m’y attaque vraiment.

Je veux bien, que saluer les dames avec un baisemain est une coutume un peu orientale, un peu traditionnelle, mais d’où qu’elle vienne, c’est une coutume charmante dans le temps et dans l’espace, qui ne nuit ni à l’amour-propre de l’homme ni à la vanité de la femme. Loin de moi l’idée de proposer de le supprimer au nom du progrès, pas même le réformer.

Je souhaite seulement mettre le doigt sur un défaut de détail, piège dans lequel presque tout le monde tombe.

Le baisemain en tant que salutation est pour une personne sensée la cérémonie symbolique du respect. En tant que telle, je peux la pratiquer de deux manières : par un acte effectif, ou par une allusion au cérémonial.

L’un comme l’autre exprime également ce respect.

Je peux donc baiser la main d’une dame, et je peux lui dire « je vous baise la main ».

Mais à quoi servent les deux choses en même temps ?

Pourtant c’est ce qu’on fait le plus souvent, et c’est ce qui me met chaque fois en colère.

« Ah, je vous baise la main ! » s’écrie l’homme, il sursaute et court baiser la main de la dame.

Ne sentez-vous pas cela comme une ânerie gauche et contraire à la logique ?

Une femme intelligente devrait répondre : « je vois bien que vous le faites, pourquoi vous me le dites aussi, vous me prenez pour une idiote ? » ou « je ne suis pas sourde, j’ai entendu que vous disiez me baiser la main, pas besoin de l’illustrer réellement pour que je le comprenne ».

Pourquoi ne dit-on pas dans la rue en touchant son couvre-chef : « je lève mon chapeau » ?

Ou quand on se serre la main : « je te serre la main, cher ami » ?

Ou lorsqu’on s’assoit : « je prends place, Monsieur le Directeur Général » ?

Sans même mentionner que sur cette base, si je dis par exemple à quelqu’un « à votre service », au sens strict je devrais aussitôt me baisser et frotter les chaussures de la personne.

Ou lorsqu’on souhaite le « bonjour », tendre à la personne une poignée de monnaie pour lui prouver la sincérité de mon souhait et contribuer à ce qu’elle ait une bonne journée.

Baiser la main et dire « je vous baise la main » est un zèle inutile, exagéré. Le fayot Steinmann a dit un jour au tableau, quand le professeur approuvait et disait « bon, essuyez maintenant le tableau », pendant qu’il se dépêchait d’exécuter : « maintenant j’essuie le tableau », et toute la classe rigolait.

Imaginons que le bourreau, pendant qu’il passe la corde autour de mon cou dise : « je vous mets la corde au cou, Monsieur le rédacteur », ou que le gazier me passe le relevé en disant : « j’augmente sans raison votre facture ».

Soma Guthy, spectateur d’une partie de cartes, a fourré un verre d’eau dans la poche du joueur, qui a naturellement coulé quand le joueur s’est levé. Il s’est fâché, mais Guthy lui a froidement répondu : « excuse-moi, je t’ai prévenu. Regarde bien ta poche, j’ai mis un mot à côté de l’eau, en précisant : attention, tu as un verre d’eau dans la poche. »

Que diraient les Madrilènes si en plus des bombes des bouts de papier tombaient du ciel, en faisant savoir : « nous manifestons une attitude hostile ».

Je vous ai bien dit que ce serait instructif.

 

 Az Est, 15 novembre 1936.

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