Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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les jumeaux

Jai toujours bien aimé la littérature des légendes et des contes sur la gémellité, tant sous l’aspect artistique que scientifique : comme nous savons, une recherche fiévreuse se déroule de nos jours sur la base des lois de Mendel, également dans les arcanes de la physiologie, pour mettre définitivement au clair le problème des jumeaux. J’ai essayé moi-même d’écrire des histoires intéressantes et plaisantes, basées sur des malentendus découlant de la gémellité. Pour ne parler que de ça, j’ai été à l’origine de la nouvelle notoirement inconnue intitulée Panxala, dans laquelle des frères jumeaux tombent amoureux de deux sœurs jumelles, vous pouvez imaginer les complexités à quoi cela conduit, étant donné que les membres masculins des deux couples confondent constamment les membres féminins et réciproquement, d’où, d’après la loi des combinaisons, naissent 1x2x3 fois quatre situations. Jusqu’à ce qu’il arrive effectivement que l’un des couples badine en croyant être A et B, alors qu’ils sont C et D.

Il s’agit naturellement toujours de vrais jumeaux, forcément de même sexe, qui se ressemblent vraiment comme deux œufs – ajoutons, pour être précis (ce que l’on omet généralement d’ajouter) : comme un œuf ressemble à un autre œuf ce matin, car les œufs d’hier diffèrent sensiblement des œufs d’aujourd’hui en ce que, je l’entends dire, leur prix a encore augmenté de deux fillérs.

Les deux frères dont l’un (mais c’était peut-être l’autre) m’a raconté l’histoire qui suit, sont de vrais jumeaux, et c’est un véritable miracle s’ils ne se confondent pas eux-mêmes avec leur frère et le matin par exemple, quand encore vaseux, devant la glace, ils ne crient pas, furieux : cet imbécile de János a encore réveillé mon frère à ma place, je serai en retard au bureau.

Il faut savoir qu’ils ont un bureau commun, ils sont tous les deux avocats, pareillement excellents dans leur profession.

Mon histoire a démarré lorsque j’ai demandé à l’autre (mais c’était peut-être l’un) s’ils ont déjà un jour tiré un avantage de leur fantastique ressemblance. Je pensais apprendre s’il leur était déjà arrivé de se remplacer l’un l’autre dans des cas urgents, si, en cas d’empêchement de l’un, l’autre avait pu corriger cette absence par sa présence. S’ils ont eu l’occasion de remplacer l’autre, par exemple, sous les drapeaux, devant la loi ou à un rendez-vous d’amoureux.

- Allons, il est trop facile d’imaginer ce genre de chose – a répondu celui que j’ai interrogé (mais peut-être c’est celui que je n’ai pas interrogé qui m’a répondu). – physiquement il y aurait sûrement moyen pour nous de nous présenter l’un à la place de l’autre. Nous l’avons fait en effet une ou deux fois pour un duel, quand l’un avait autre chose à faire, et pour une légère contrepartie l’autre aillait se battre pour lui. Mais dans des cas plus sérieux cela ne vaut rien, car les hasards que représentent les personnes faillibles, ne sont pas aussi solides que notre ressemblance.

- Que voulez-vous dire avec les personnes faillibles ?

- Écoutez, aujourd’hui je peux tout vous dire, parce que c’est une histoire ancienne. C’est moi qui ai soutenu le premier ma thèse d’avocat, car mon frère était à la guerre. Sa soutenance à lui devait avoir lieu après son retour. Un matin il s’est planté devant moi et il a dit : « Écoute, Laci, (c’était peut-être Sándor), tu as déjà administré la preuve de ton savoir – à quoi bon me fatiguer ? Va passer l’oral à ma place, pour toi c’est facile ! » Et moi, naïf, j’ai accepté par pur amour fraternel. Qu’en est-il résulté : on m’a recalé comme un malpropre, ou plutôt je l’ai fait recaler. Mon Dieu, le jury était de mauvais poil ce jour-là ! J’en ai tout de même tiré un avantage : mon frère ne m’a pas confié son examen de rattrapage.

 

Az Est, 3 décembre  1936

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