Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Visite au Professeur Gyula Abdul Karim germanus[1]

 

Merci. Comme c’est agréable chez toi, je m’y sens déjà comme à la maison. Tu sais, nous habitions ici autrefois, mon école était là, juste en face, rue Rigó. Mais sais-tu aussi que Jókai a demeuré par ici dans la rue de la Station Extérieure ? On l’appelait rue de la Station, je crois, parce que le train à vapeur s’arrêtait par-là dans le temps.

- C’est possible ; c’était un quartier fantastique, nous, autochtones, en savons quelque chose. Il avait en lui quelque chose d’aventureux et de romantique. Ce n’est pas du tout un hasard que tant de carrières originales sont parties d’ici, avant de se disperser dans le monde, sur tous les points cardinaux. À ton avis, comment je suis devenu orientaliste ? J’étais un bon fils de bourgeois dans une famille de Budapest, j’ai grandi dans la culture très légèrement germanophile de l’époque, nous étions abonnés non seulement au "Magyar Szalon", au "Új Idők" et "Kakas Márton", mais aussi aux "Fliegende Blätter" et au "Gartenlaube". C’est dans ce dernier que j’ai aperçu un jour, entre les nombreuses illustrations molles et sentimentales de romans – tu te les rappelles ? – une image : une caravane de Bédouins dans le désert. La dure et ferme dissolution des lumières et des ombres, les expressifs visages barbus ont attiré mon attention. Je revenais chaque fois sur ces pages, j’étais pris d’un désir irrésistible de connaître cette région et ce peuple.

- Je connais ce sentiment. On devrait l’appeler de la vostalgie sur le modèle de la nostalgie, le contraire de l’aspiration au retour à la patrie. Ce n’est pas un hasard non plus que tu aies été surtout inspiré par "Gartenlaube", et moi plutôt par "Fliegende Blätter".

- Oui, mais pour moi c’était fatal. Je me suis mis à étudier l’arabe à dix-sept ans, et ensuite le turc, puis le farsi.

- Je le sais. Et je sais que tu viens de publier tes aventures intérieures et extérieures, tes voyages en Asie, en deux volumes, sous le titre de "Allah Akbar", comme Vámbéry[2] a naguère écrit sa propre, unique et retentissante histoire. J’ai hâte de lire ton livre. Vámbéry était mon livre de chevet quand j’étais étudiant.

- À moi également. Mais il n’est pas impossible que ce que je raconte de moi, intéressera encore plus l’étudiant éternel qui sommeille en nous. Il a aussi beaucoup roulé sa bosse en terres arabes, en Asie Mineure il a joui de l’hospitalité des nomades, il a vécu la vie des pèlerins…

- Aussi portait-il une barbe.

- Quant au port de la barbe, tiens, voici…

- C’est extraordinaire ! C’est toi ? Je ne t’aurais pas reconnu. Quel regard sérieux et ouvert… et ces lèvres fermées, sévères… et ce capuchon… On te prendrait pour un imam asiatique…

- Et on ne serait pas loin de la vérité. Depuis trois ans je suis musulman.

- Quoi ? Ça dépasse effectivement ce que Vámbéry aurait assumé, pour l’amour de… l’Asie. Je crois qu’il n’est pas facile d’y parvenir.

- Tout d’abord j’ai dû partir en pèlerinage à la Mecque en suivant les prescriptions. Ce n’est pas une entreprise facile. Les musulmans sont soupçonneux et jaloux. Ils ont déjà tué plus d’un explorateur de l’Asie qui avait essayé de s’immiscer par ce biais jusqu’à l’âme de l’islam. Dernièrement cela est arrivé à un Danois et à un Juif français. Moi j’ai réussi, grâce à ma bonne connaissance de l’arabe. J’ai été intronisé en 1934 à la mosquée Al Azhar. Aujourd’hui je suis Hadj, et celui qui sait ce que cela signifie, peut tranquillement me considérer comme un prêtre, car dans notre religion tous les serviteurs fidèles d’Allah sont en même temps prêtres et savants de la loi qui concerne tous. Les musulmans ne sont pas liés par une hiérarchie d’église mais par la volonté des croyants et leur respect de la loi. Au demeurant mon nom musulman est Abdul Karim, ce qui signifie : « pieux serviteur de Dieu ».

- Quelle belle langue fleurie.

- Que savez-vous de cette langue ?! Aujourd’hui, après l’avoir étudiée depuis trente-cinq ans, elle me réserve quantité de surprises, quand je lis le Coran ou les Mille et une Nuits. Il ne s’agit pas ici, comme dans le chinois, qu’un mot prononcé autrement a une signification différente. Des phrases entières reçoivent une nouvelle signification, éventuellement contradictoire, si l’on change une seule ponctuation. Écoute par exemple ce vers, ici, dans cette magnifique poésie. (Il se met à feuilleter rapidement un livre, à l’envers, et récite, enthousiaste, en scandant un chant étrange, truffé de doux sons gutturaux.) Tu sais ce que ça veut dire ? La louange de la grandeur d’Haroun al Rachid. Maintenant, si je supprime cet unique point, ici au milieu, toute la strophe se transforme en un persiflage ironique, réprobation, reproche et dédain. C’est pourquoi dans Les Mille et une Nuits tu peux lire le même texte pour la délectation d’innocentes vierges, ou si tu le préfères, il émane de ces lignes une lubrique vapeur d’ivresse grivoise. Cela dépend d’une lettre ou d’un point.

- Incroyable. Tout comme  le débat séculaire de l’homousion ou l’homoiusion[3]. C’est un "i" qui change tout. Est-ce que c’est pareil dans toutes les langues asiatiques ?

- Non, pas toutes. Le bengali dans lequel Rabindranath Tagore a écrit ses poèmes célèbres, langue parlée par quarante-cinq millions de personnes, est claire, précise, sans ambiguïté. Mais même au Bengale, la culture linguistique arabe fait partie d’une culture générale, comme chez nous le latin et le grec. Au demeurant je connais bien Rabindranath Tagore, nous avons souvent débattu ensemble de questions plutôt morales que religieuses.

- Et aussi de questions raciales, non ?

- Allons, cette lubie européenne qui aime se référer à son origine asiatique, c’est en Asie qu’on la connaît le moins. Là-bas on sait très bien que le mot "aryen" par exemple, qui signifie cultivateur en sanscrit, est une notion linguistique, sans rapport aucun avec les races. Eliot Smith[4] a raison de dire que parler de race aryenne est comme parler d’un dictionnaire maigre ou blond ou trapu ou brun. Pour ceux qui observent l’homme bien plus profondément, comme un être réel, psychique, spirituel, la culture a toujours eu bien plus d’importance que la civilisation prise au sens européen. Ils savent que tout dépend de la culture qui détermine tout. Ils déduisent par exemple l’évolution de l’architecture tout autant du culte de la brique causé par la pénurie de bois, que le respect des traditions germées dans les bibliothèques de briques, ou même toute la culture égyptienne basée sur le culte des morts. Ou encore, le système de calcul en base douze, qu’est-il d’autre que le souvenir des clepsydres arabes en base six ?

- Et… Qu’en pense Madame ta femme que tu sois devenu musulman ? Ne craint-elle pas… euh… c’est-à-dire… La polygamie qui est permise chez vous…

- Rien à faire, l’humoriste refait surface chez toi… Mais je te préviens que l’humour aussi est originaire de l’Asie… L’histoire de la littérature arabe a un personnage célèbre, Aboû Nouwâs[5], à qui tu me fais souvent penser. Il était auteur de caricatures, il aimait se moquer des qasidas[6], dans lesquelles l’amoureux abandonné se morfond entre les ruines, à la lumière de la lune, après que son amoureuse a été enlevée par la caravane.

- Ce devait être un homme aussi tourmenté que nous deux. C’est probablement sa curiosité qui devait le pousser aux risques et aux malheurs.

- Eh bien, j’ai en effet traversé des heures critiques… Mais tant pis, c’est à elles que je dois que sur les environ soixante-dix prises de vues qui illustrent mon livre une soixantaine sont tout à fait uniques, sans précédent… Je les ai payées cher, je n’en ai pas honte, il m’est arrivé de me battre pour elles contre mes braves coreligionnaires… Peu importe, l’essentiel est de les avoir.

- Je te dis aussi bravo. Je me sens rassuré, ton livre va être aussi bon que ce café que Madame ta femme a eu la gentillesse de nous servir. Baise-lui les mains pour moi, s’il te plaît.

- Oui, elle a bien appris, ce n’est pas pour rien qu’elle a vécu avec moi, compagnon fidèle et disciple, trois ans durant en Inde. En désires-tu encore une tasse ?

 

 Pesti Napló, 22 novembre 1936.

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[1] Gyula Germanus (1884-1979). Savant orientaliste hongrois.

[2] Ármin Vámbéry (1832-1913). Orientaliste, explorateur de l’Asie Mineure.

[3] Débat à Byzance sur la nature du Christ. Homousion : il est de même nature que Dieu le père. Homoiusion : il est semblable à Dieu.

[4] Grafton Eliot Smith (1871-1937). Anthropologue britannique.

[5] Aboû Nouwâs (756-814). Poète arabe.

[6] Qasida : forme poétique originaire de l’Arabie préislamique.