Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TRIANGLE IRRÉGULIER
Roman collectif[1]
Un fourgon sans fenêtres file vers Budapest. Sur des oreillers
de glace, sous des édredons de glace, y reposent deux corps : celui d’un
homme et celui d’une femme.
Il bruine. Le chauffeur de la ville
frissonne, il a du mal à se concentrer sur les cônes
des projecteurs qui percent le coton de la nuit noire, il remonte son col.
Au-delà du vrombissement du moteur il lui semble entendre la glace clapoter. Il
n’est pas une âme trop sensible, pourtant il ne parvient pas à se débarrasser
de l’image du spectacle monstrueux de la levée des deux corps écrabouillés et
leur dépôt dans son véhicule. Surtout ces deux visages écrasés, côte à
côte ! Apparemment ils ont plongé ensemble sous la voiture qui démarrait –
mais le visage, c’est autre chose que les autres organes. – Le troc et les
membres, ce ne sont que les accessoires d’un corps humain ; mais le
visage, c’est la personne elle-même.
Il faudra des cercueils fermés pour les
inhumer – pense-t-il et il presse longuement sa poire, pourtant la route devant
lui est déserte.
Le vent d’automne s’ébroue douloureusement
sous ce signal sonore, son mugissement se déploie longuement, et l’intérieur du
fourgon mortuaire, tel la caisse de résonance d’un violon noir, gémit
longuement le son.
Et le bong et le
hou de cette voix fantomatique s’entête, puis faiblit et s’étiole lentement.
Comme si le profond baryton ironique, et le soprano plaintif effrayé, se
fondaient en un double vibrato.
Et le soprano se lamente :
- Ce n’était pas de jeu. Tu n’avais
pas le droit.
Et le baryton ulule, sarcastique :
- Je t’avais prévenu que l’enjeu était
la vie ou la mort. Tu savais ce que tu risquais. La possibilité a valu le
risque. Nous avons perdu. C’est tout. Qu’est-ce que tu regrettes de ces
quelques années stupides dont tu t’es privée ? Passer ces quelques années
dans la misère, la souffrance, en prison, ç’aurait été mieux ? Nous avons
tenté de les vivre brillamment, puissamment. Cela n’est pas donné gratis, ni
ici ni dans l’autre monde. Mais tu ne perdras pas au change : une mort
propre, le bonheur éternel dans l’au-delà – au prix d’une vie satanique, la
souffrance de tous les enfers : sois heureuse d’avoir tiré le bon lot.
- Ma mère… mon frère…
- Ils ne le sauront jamais. Calcutta
est loin. La Russie ne pourra pas délivrer les documents. Tu auras disparu de
ce monde comme si tu n’étais même pas née. Tu deviendras une légende.
- Et les données parisiennes ?
Le hululement du baryton semble s’élargir
en un ricanement.
- Les données parisiennes ?
Qu’est-ce que tu imagines, nous aurions pu traverser la frontière avec
celles-là ?
Le soprano pleurniche peureusement.
- Qu’est-ce que tu as fait ?
Comment tu as fait ? Encore ta vieille témérité ?
- Tu ne peux pas te plaindre. Partout
ils ont été d’une politesse parfaite. J’aurais pu jouer le noble, j’avais des
noms alléchants à ma disposition. Mais cela aurait pu éveiller des soupçons. Le
nom simple, gris d’un de mes vieux amis, quelques informations veillant à la
cohérence des détails, quelqu’un peut tout de même être pris de soupçons et
enquêter auprès de la personne, cette méthode a parfaitement convenu à notre
but. Tu sais bien qu’on a quelques amis à la police qui par distraction
délivrent un passeport en deux exemplaires.
- C’est affreux… Cela veut dire que
nos traces à nous sont définitivement et irrévocablement balayées par le vent…
- Tu le regrettes ?
- Peut-être pas… Tu te
rappelles ? Je t’ai souvent répété que je regrettais d’été venue au monde.
Je serais désormais peut-être plus sereine…
- Si tu connaissais enfin la vérité…
Rassure-toi… esprit tourmenté, au-delà de la vie mouvementée. Cette chose folle
qui a été mon âme et qui maintenant sifflote froidement et paisiblement devant
ton âme nue : elle n’a jamais aimé une autre, elle n’a aimé que ce corps,
allongé ici dans la glace, le corps qui hier encore t’appartenait.
Színházi Élet, 1936, n°52
[1] Dix-sept écrivains hongrois se joignirent pour écrire les dix-sept chapitres d’un roman, c’était au lecteur d’identifier l’auteur de chaque chapitre. Karinthy a écrit le chapitre VI.