Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

PÈRE FOUETTARD ET SAINT NICOLAS

Comme le dirait mon ami Ernő Szép, j’ai depuis longtemps jeté ma gourme, je ne mets plus mes chaussures à la fenêtre, et je le crains, je n’y mettrai pas non plus les lettres des fidèles du "mouvement anti Père Fouettard" que je recevrai en réponse à ma présente intervention.

En effet, comme je l’apprends dans l’article d’hier de Aurél Kárpáti[1], un mouvement charitable a été lancé contre le Père Fouettard de la Saint Nicolas. Les initiateurs de ce mouvement sont d’avis qu’à cette belle fête de l’innocence enfantine il ne convient pas, il est de mauvais goût, d’évoquer et de symboliser Satan même sous une forme facétieuse, en repoussant à l’arrière-plan le culte du doux saint barbu, dont la fête apparaît au calendrier.

Surtout de nos jours quand il n’est pas conseillé de parler du diable de peur qu’on n’en voie la queue.

Comme je le vois dans les vitrines, ce mouvement a déjà eu certains effets, moins de diablotins tirent leur longue langue rouge, menacent avec fouet, chaîne et hotte, et plus souvent c’est le monsieur sérieux, souriant, en toque pointue, Saint Nicolas, qui reconquiert le terrain.

Autrement dit, je me charge d’une tâche peu populaire quand j’essaye doucement et modestement de défendre ce souvenir charmant de notre enfance – souvenir d’une époque où nous pouvions encore nous permettre le luxe d’exemples dissuasifs.

Je ne suis vraiment pas sataniste et je n’ai jamais préconisé qu’on fasse lecture obligatoire dans les écoles élémentaires des œuvres complètes du Marquis de Sade.

J’adore les enfants et loin de moi tout plaisir pervers de leur faire peur. Plutôt mille mauvais jours à cause des enfants, qu’une mauvaise minute pour les enfants.

Mais n’oublions pas une chose.

Le jour de la Saint Nicolas, on le sait, précède Noël de vingt jours. On sait aussi que Noël est la fête, exclusivement et sans arrière-pensée, de l’amour et de la générosité, elle est aussi expressément la fête des enfants qui reçoivent à cette occasion des cadeaux beaux et splendides, comme pour leur exprimer la gratitude des adultes d’avoir bien voulu venir au monde. C’est beau et bien ainsi. En revanche, ne pensez-vous pas que, justement à cause de Noël, un petit avertissement ne fait pas de mal, pour nous rappeler de nous prendre en main avant la grande fête de la joie, car il pourrait aussi en être autrement ? La bonne nouvelle, la grande surprise, la réconciliation céleste aussi ont été précédés par des signes avant-coureurs, sans même parler du Déluge qui a introduit l’arc-en-ciel.

Moi j’ai toujours considéré le Père Fouettard comme une sorte d’avertissement avant Noël, pour me m’engager à essayer d’améliorer mes notes dans le bulletin de Noël.

Je suis généralement optimiste, c’est pourquoi je prétends qu’un petit mauvais peut venir, pour qu’une fois que nous l’avons passé, le grand bien puisse devenir possible. C’est ainsi que je vois par exemple les troubles en Espagne comme une sorte de Père Fouettard qui ne risque pas mais au contraire favorise la Noël de la paix dans le monde.

Et aussi, l’âme des enfants est conservatrice, elle tient davantage aux traditions habituelles qu’à la réforme éclairée. Quand Cini avait quatre ans, un pédagogue moderne l’a "éclairé". Un matin, des mois plus tard, il a victorieusement enfoncé ma porte, en criant : « Papa, je sais tout, vous m’avez trompé, ce n’est pas vrai que l’enfant pousse sous le cœur de la maman. Je sais tout : l’enfant est apporté par la cigogne ! »

Je crains que si l’on supprime le Père Fouettard, vienne un jour où l’enfant se plantera devant nous victorieusement : « Je sais tout ! Ce n’est pas vrai que le sage Saint Nicolas gouverne seul le monde avec sa bonté et ses cadeaux ! Le mal nous est apporté par le Père Fouettard ! ».

 

Az Est, 6 décembre 1936.

Article suivant paru dans Az Est



[1] Ernő Szép (1884-1963) ; Aurél Kárpáti (1884-1963). Écrivains hongrois.