Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
n° 34647
aveu d’un journaliste anonyme
Vous êtes étonnés,
n’est-ce pas ? Pourtant, même si vous êtes étonnés, c’est comme ça.
Seulement jusqu’à maintenant je ne voulais pas vous révéler la vérité. Car
c’est vrai, c’est moi qui étais cet homme mystérieux qui, il y a quelques
années, a donné du fil à retordre à l’opinion publique, les gens se demandaient
qui cela pouvait être – pendant un temps ce chanceux fut plus populaire par son
acte négatif que beaucoup de chanceux de vos connaissances.
Eh oui…
C’était moi, moi, moi, ne me regardez pas
bouche bée. Vous allez comprendre les raisons que j’avais de me taire et de
rougir. Il existe des cas où la malchance n’éveille pas la sympathie et une
compassion méritée, mais elle provoque colère et indignation. Dans un cas comme
le mien où l’instinct social éclairé mais superficiel rencontre une malchance
qui, vue de l’extérieur, est la conséquence exclusive du comportement de la
malheureuse victime elle-même, j’ai de bonnes raisons de croire, et de craindre
a posteriori, que si l’identification de ma personne avec le mystérieux
individu s’était avérée, tout comme les causes
qui expliquaient mon comportement mystérieux, en sus de mon effroyable désarroi
je me serais fait bastonner, comme le fils du père inquiet qui rentre tard la
nuit, et on découvre qu’il a perdu son manteau ou qu’il s’est cogné le crâne.
Maintenant tant pis, je vous dis tout.
D’autant plus qu’il ne me reste rien d’autre de cette aventure que sa moralité,
qu’elle serve au moins à autrui, que cela profite aux autres. Au demeurant, je
rassure l’opinion publique, elle fait meilleure affaire que si mon cas anormal
s’était déroulé normalement. En effet… en effet, dans le cas contraire je ne me
serais jamais trahi. Vous connaissez ma théorie que je pourrais qualifier de
découverte, si j’étais moins modeste. L’essentiel de ma découverte est
brièvement ceci : ne nous appartient
que ce que tous ignorent.
Oui, sachez-le, je n’aurais rien dit.
J’aurais caché l’argent, je me serais
peut-être retiré de la lumière, j’aurais disparu avec mon butin en Australie ou
aux îles Fidji, on n’aurait plus jamais entendu parler de moi.
Et personne n’aurait jamais appris que
c’était moi cet homme qui, voilà trois ans, plus exactement le
11 février 1936, a gagné le
gros lot de trois cent mille pengoes.
Alors, sachez donc que c’était moi.
Le jour du tirage, conformément à mon droit
stipulé par la loi, je me tais, qui plus est, je tente d’induire en erreur mon
environnement et les autres joueurs curieux. Ce n’était pas facile, vous pouvez
le croire. D’autant que j’avais envie de crier et de hurler, me planter place
Mussolini (alors on l’appelait encore Oktogon) et
claironner au monde : « Écoutez ! J’ai gagné le gros lot. Je
suis devenu l’homme riche dont j’ai tant rêvé ! Dont j’ai tant expliqué
que si cela m’arrivait, vous verriez qui je suis, de quoi je suis capable,
qu’est-ce que je pourrais créer et réaliser si un jour j’étais libéré du boulet
des soucis matériels, si je devenais libre et indépendant, si tout à coup on
déliait mes pieds et mes poings des cordes étouffantes de la lutte pour la
survie ! Si moi, habitant de la cale du bateau, je recevais un
passe-partout pour le pont supérieur, quand je ne serais plus obligé de
justifier chaque heure de chaque jour mon simple droit à l’existence – le jour
où, au-delà de ces misérables droits, j’aurais des moyens de vivre pour le
plaisir de mon engagement, de ma vocation ! Vous
souvenez-vous de cette élégie intitulée "Roue de
Mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Fidèle
à ma théorie, je me tais. Je refoule en moi les cris de victoire. J’observe
pendant quelques jours, malicieusement, le cœur palpitant, les gens qui
essayent de savoir, de deviner qui peut être "l’heureux gagnant". Je
sais que cette curiosité finira par se dissiper et on cessera les
investigations. Et je pourrai entamer ma vraie
vie personnelle, à laquelle j’ai droit depuis ma naissance, mais à laquelle
j’accède si tard, peut-être pas trop tard, pour y prendre ma place, et personne
ne saura ce qui me donne la force dans la lutte contre le mensonge et
l’humiliation, et que j’ai enfin gagné mon indépendance.
Un chapitre séparé devrait être consacré
aux premières minutes, lorsque dans la première ligne de l’article de tous les
journaux, donnant les résultats du tirage, en caractères gras, j’ai aperçu le
nombre de cinq chiffres dont le jumeau ornait le billet, caché discrètement
dans un pli de mon porte-monnaie. Je l’ai sorti, je l’ai lu dix fois, comme si
je ne le savais pas par cœur. Puis je l’ai vite remis, j’ai regardé autour de
moi dans le café, j’ai constaté que personne ne m’observait, alors j’ai vérifié
le numéro dans quelques autres journaux. Le numéro était le même partout.
Feignant l’indifférence, je suis resté assis à ma place encore une bonne
demi-heure, puis j’ai payé – je n’ai pas manqué de faire une observation au
garçon qui m’a facturé dix fillérs de plus que ses collègues.
Oui, j’avais résolu de ne rien dire à
personne, de me comporter comme le criminel qui
a réussi son cambriolage et qui maintenant a le souci d’effacer les
traces. C’était la condition pour réaliser le programme que j’avais tant de
fois colorié dans mes rêveries, sous réserve que la bienveillance indiscrète,
l’envie dévorante et la misère affamée ne se missent pas en travers. Je
résoudrai méthodiquement les questions en suspens. Au début je vaquerai à mes
occupations comme si cela était toujours autant nécessaire. Les malheureux
nécessiteux dont le destin pèse sur ma conscience depuis des années, recevront
la somme qui les tirera d’affaire, qui les remettra sur les rails et les recalera
à leur niveau de vie normal, sans soupçonner la personne du donateur.
Il faudra bien sûr s’y prendre habilement.
Et il faudra aussi de l’habileté pour entrer en possession de ma fortune sans
me découvrir. Ma première idée était de chercher un complice, de déguiser
quelqu’un, lui coller une fausse barbe, lui prêter le billet de loterie, c’est
lui qui entrerait à ma place à la banque pour toucher la somme, comme un
provincial inconnu, éventuellement un étranger de passage qui disparaîtrait
aussitôt. Mais j’y ai renoncé, car nul autre que moi ne devait savoir ce qui
s’est passé, je ne pouvais avoir confiance en personne.
À la maison je me suis enfermé dans la
salle de bains et j’ai soigneusement lu les instructions de
Tout va bien donc. Je trouverai bien un
moyen de me présenter "incognito" à la banque, où envoyer à ma place
quelqu’un d’autre pour chercher l’argent sans qu’il sache de quoi il s’agit. Je
prévois déjà mon histoire dans ses grandes lignes – après tout ce n’est pas
pour rien que j’ai lu tant de romans policiers, j’en ai même écrit personnellement
quelques-uns.
Quelques jours passent et j’ai l’impression
que je peux être content de moi-même. Bien que du matin jusqu’au soir, c’est
très compréhensible, une seule chose me préoccupe : l’idée de ma vie
transformée, cette excitation m’empêche même de dormir, mais personne ne
remarque aucun changement. Je ne me trahis pas quand mon patron négocie avec
moi, il veut me payer moins que ce qu’il me doit, ou quand mon créancier me
harcèle. Je travaille plus qu’avant. Qu’ils voient que j’en ai besoin – tant
pis, je me reposerai bientôt ! Et effectivement, au bout de huit jours il
est manifeste que personne ne se doute de rien – j’ai eu raison d’avoir, par
superstition, fait acheter mon billet de loterie par un porteur qui n’a
enregistré aucun nom – manifestement plus personne ne se souvient du porteur,
sans quoi on lui aurait demandé qui donc était ce monsieur. Mais le plus drôle
est que le porteur lui-même ne se souvient de rien, comment se
souviendrait-il ? Je passe devant lui plusieurs fois par jour, il ne me
reconnaît pas, il ne me dit pas bonjour. Il sera bien étonné, le pauvre vieux,
quand très bientôt le facteur lui apportera un mandat de mille pengoes, sans
indication d’expéditeur.
Un beau jeudi je me décide, j’irai à la
banque aujourd’hui, ou plutôt au nom de l’avocat j’enverrai cet agent qui ne
sait pas qu’il doit toucher telle et telle somme pour le Bureau du Commerce
Extérieur, contre la remise d’une enveloppe fermée (l’agent ne me connaît pas).
À dix heures, de façon inattendue, Feri fait
irruption, il est venu me chercher en voiture : « tu dois venir
m’aider pour l’amour de Dieu, à midi on veut m’expulser de chez moi, tu connais
mon propriétaire, tu dois lui parler. » Je songe une seconde qu’il serait
plus simple de régler d’abord mon affaire à la banque, ensuite je pourrai même
régler ses loyers en retard. Mais je repense ensuite au propriétaire que je
connais effectivement bien, d’ailleurs ce serait une bonne occasion de lui dire
mon avis à propos d’une intervention qu’étant député il a faite hier dans
l’Hémicycle. Il ne me déplairait pas non plus de prouver à ce Feri que je suis un homme influent. Allons-y, je réglerai
l’autre affaire demain.
Le lendemain (j’ai réussi à aider Feri) je suis sur le point d’aller chez l’avocat, quand on
me dérange par téléphone. Je dois absolument me rendre à une répétition
générale, je dois écrire un papier sur la pièce. Ça tombe bien, depuis belle
lurette j’ai une dent contre le genre de littérature dramatique que représente
cet auteur, c’est une bonne occasion. De toute façon, faire le ménage à
Ma critique paraît le surlendemain, elle
fait le bruit que j’attendais, c’est digne de ma nouvelle vie. Le rédacteur est
vraiment amical, et même s’il trouve mon ton un peu téméraire, il me félicite
pour le succès. Il est temps qu’il me confie l’écriture d’un éditorial, cela
fait des mois qu’il y pense, mais là il en a besoin pour mardi ! D’accord,
si je l’écris pour demain midi, il me paye double !
Doubler mes honoraires ? Ça vaut la
peine ! Le sujet, je le déteste, mais s’il me paye double, tout de
même !
Je planche dessus dès le matin. Je le
termine à treize heures et fier, je le livre moi-même. C’est seulement le
lendemain, quand je vais chercher le mandat, que je me dis que je n’avais
aucune raison et pas besoin d’écrire cet éditorial pénible, pas fait pour moi.
Le jeudi en revanche…
Dois-je continuer ?
Trois mois et trois jours ayant passé,
exactement le quatorze mai, un beau matin de printemps, quand j’ai fini par
prendre le billet de loterie pour l’échanger enfin, j’ai arrêté le taxi, je
l’ai payé, et je suis allé à pied jusqu'à la corbeille à papiers la plus proche
pour y jeter les morceaux déchirés du billet. En effet j’ai réalisé dans la
voiture que j’ai dépassé de trois jours la date de validité, il n’était plus
possible de le présenter.
Mais vous vous souvenez du cas… Pendant de
longs mois tous les journaux se demandaient qui pouvait être ce propriétaire
généreux du billet qui a renoncé à sa chance – ou a-t-il peut-être été victime
d’un malheur et n’est plus parmi les vivants ?
Maintenant vous savez.
Bastonnez-moi si vous voulez.
Mais ne me plaignez pas car je ne le
supporterais pas.
Je n’ai pas tout perdu avec ce maudit
billet de loterie. J’ai de bonnes raisons d’espérer que mes présentes lignes me
rapporteront vingt pengoes de plus que le prix du billet.
Pest Napló, 1er
janvier 1937