Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MilÁn rompT avec moi
Milán sortit dans la
rue et prit la direction de l’arrêt d’autobus. Il dit à mi-voix, en s’arrêtant
une minute :
- Oui. Sándor a raison. Il a mille
fois raison, et avant tout c’est un homme très gentil. Ses affaires marchent
bien, et tant mieux, il le mérite, ça ne lui monte pas à la tête. Sa façon de
penser est la bonne. Car il a tout à fait raison de dire que sur le plan moral
ce n’est pas notre opinion sur l’époque dans laquelle nous vivons qui compte.
L’âme doit rester souple et, surtout, on doit être un brin plus modeste. Si le
monde entier est du même avis à propos de certains principes fondamentaux, on
ne doit pas se croire plus intelligent que le monde entier, on doit s’adapter. C’est
comme je le dis, on doit s’adapter. Même dans ses opinions, pas seulement dans
ses actes. Le proverbe dit vrai : si trois hommes prétendent que tu es
saoul, rentre chez toi et mets-toi au lit.
Il reprit sa marche, mais quelque chose ne
collait pas, il s’arrêta une nouvelle fois.
- Bon, bon, dit-il, boudeur, car mon
récent article lui revint à l’esprit.
Il fit un geste de dédain et se mit à
débattre avec moi.
- Évidemment je l’ai lu. Je m’en
souviens très bien. Comment c’était déjà, avec ces trois hommes et
l’ivrogne ? Bon, d’accord, je ne conteste pas que c’est justement ça qui
m’a fait penser à Sándor. C’est très plaisant de régler ce genre de problème par un paradoxe,
mais les paradoxes n’ont jamais nourri personne. Oui, il est vrai que ce
n’était pas trois types, mais trois cent mille qui ont dit à Pasteur et à un
autre qu’ils étaient saouls, et pourtant il a refusé d’aller se coucher et à la
fin c’est lui qui avait raison. Mais ce n’est qu’un exemple forcé, une
exception qui confirme la règle. Frici[1] repêche toujours des cas comme ça.
Et comme je ne répondais rien, Milán s’est vexé parce qu’il lut dernière mon silence un
sourire ironique. Il dit d’un ton acerbe :
- Oui, oui, je connais bien ce silence
sarcastique. Tu es bien trop présomptueux mon petit, c’est ça qui cloche chez
toi. Quand tu accouches d’une idée, tu en fabriques une théorie et tu t’entêtes
à l’appliquer à tout venant, comme une mule. Laissons cela, veux-tu ? Il
ne s’agit pas de savoir si la mule emploie ou non des théories – pour prendre
un argument tel que tu les aimes. Il s’agit de ce député français qui sur
l’accusation qu’il aurait retourné sa veste, répondit avec étonnement :
« Comment ? Vous, vous n’avez encore jamais réfléchi,
Monsieur ? ».
- Bon, bon, cette phrase aussi c’est
de toi que je l’ai entendue ; comme tu te crois intelligent ! Mais
cette fois il ne s’agit pas de toi, je regrette. Il s’agit de Sándor : que
ça te plaise ou non, je le considère comme un homme excellent et courageux.
Dis-moi, qu’est-ce que tu reproches en fait à Sándor ?
- Ne commence même pas à répondre, je
connais par cœur ce que tu comptes dire. Inconstance, revirement – allons,
laisse tomber, vaniteux ! On aurait pu quand même attendre plus de
compréhension de ta part !
- Comment ? Oui, bien plus, si tu
veux savoir. Je sais bien, moi, pourquoi tu as une dent contre Sándor. Oui, tu
as beau te prétendre sage et impartial – c’est par pure vanité que tu te
pousses du col – oui, j’ose te le dire en face : tu t’es vexé de ce que
l’autre jour Sándor… à tes dépens…
- Alors mets-toi bien ça dans la tête,
Sándor avait parfaitement raison ! Je partage son avis. – Ça y est, c’est
dit ! Et si ça ne te plaît pas – on n’est pas obligé de rester en contact.
– Au revoir, j’ai bien l’honneur, serviteur, on a rompu, adieu.
Étant donné qu’au moment de notre rupture
je séjournais à quatre kilomètres de là, au Mont Sváb,
je n’ai appris cette tournure des événements que la semaine suivante, quand Milán reçut froidement mon bonjour.
En effet, je me trouvais justement chez
Sándor, à cause de qui il a rompu avec moi. Sándor et moi passions un bon
moment ensemble, nous parlions aussi de Milán, moi je
le défendais, mais sans nous quereller pour autant.
Pesti Napló, 6 janvier 1937.