Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

 

deux adjectifs

Dans les pays humanistes d’Europe on a beaucoup écrit et parlé du livre d’André Gide : ce livre[1] déclare le "retournement de veste" d’un intérêt essentiellement journalistique de cet éminent prosateur français, d’un goût particulier sous plusieurs aspects, à l’occasion d’une visite dans la Russie Soviétique. On sait qu’André Gide est depuis des années un admirateur passionné de la "grande expérience de l’État russe", comme il la nomme, ce qui naturellement signifie également qu’il attache une considération bien moins grande aux autres formes d’État, y compris la démocratie parlementaire de sa patrie.

Je pressentais depuis longtemps ce qu’André Gide vient seulement de découvrir : cet enthousiasme ne peut pas se maintenir ad infinitum. Si cet excellent styliste, mais moins excellent penseur (bien que je voie une contradiction de principe entre les deux) s’était donné la peine de réfléchir cinq minutes de plus sur le sens de ses propres sentiments, depuis les dix ans qu’il clame son credo communiste, il se serait rendu compte bien plus tôt de l’impossibilité pour un écrivain humaniste d’être un fervent admirateur du système soviétique. Entre autres, il aurait par exemple remarqué la bizarrerie hurlante à l’oreille et crevant les yeux que, tandis que dans la Russie "libérée" de la tyrannie du capitalisme et de l’impérialisme il ne peut absolument pas être question que quelqu’un donne expression à son éventuelle sympathie pour les formes d’États démocratiques, lui-même dans la France gémissant sous le joug de la violence bourgeoise pouvait se déclarer communiste librement et impunément.

Rien à faire, il existe des personnes à qui il faut crever un œil pour qu’elles ouvrent l’autre. Excusez-moi de me citer, mais moi qui n’ai jamais mis les pieds en Russie, sur une base strictement spéculative, sans apport de données ni de justifications j’ai "calculé" les mêmes symptômes qu’André Gide a enfin "expérimentés" après son quatrième ou cinquième voyage, avec une stupéfaction qui m’a parue naïve. Si je vois une meule en chute libre au-dessus d’un troupeau de brebis paissant paisiblement, ce n’est pas au moment où elle les écrase que je commence à m’étonner mais, si possible, dès que la meule a été lancée. Bien que le retour du fils prodigue soit charmant, quand il s’agit d’un écrivain, autrement dit de quelqu’un dont la vocation et le devoir serait de réfléchir à la place des autres, de prévoir les événements, la particularité du génie d’inventer l’eau tiède à la dernière seconde ne m’en impose pas outre mesure.

La brebis dans notre cas est la personne humaine et sa liberté, son indépendance, sinon dans ses actes, en tout cas dans l’édification de sa vision du monde. On n’avait pas besoin de mathématiques supérieures pour calculer ce deux-fois-deux : la meule marxiste aplatira avant tout cette liberté-là.

Mais André Gide n’est qu’un écrivain, or un écrivain qui n’est qu’écrivain ne peut pas être un grand écrivain. Si en plus de l’écriture il avait quelques notions de logique, il ne nous offrirait pas maintenant le spectacle sans gloire de la reconnaissance contrainte d’un fiasco provenant de prémices erronées.

Celui qui n’est que cordonnier, rien d’autre, ne pourra constater le déclin économique autrement qu’à l’usure des chaussures. Celui qui n’est qu’écrivain et rien d’autre, ne pourra avoir la révélation de la misère culturelle provoquée par la maladie de l’âme avant que le mal ne se manifeste déjà dans la matière brute de sa propre profession, les mots.

Deux adjectifs ont réveillé André Gide de sa rêverie infantile. Qu’il le veuille ou non, tout son livre tourne autour de ces deux adjectifs.

Il a heurté le premier dans un emploi négatif et, le second dans un emploi positif.

Dans un de ses discours figurait cette expression : « le grand monarque français ». La censure préalable a amicalement déconseillé cet adjectif : en Russie on ne doit pas précéder ni oralement, ni par écrit, le substantif "monarque" de l’adjectif "grand". Le voisinage de ces deux termes compte là-bas pour une obscénité, comme celles pour lesquelles on réquisitionne chez nous les livres pornographiques.

 À une autre occasion il voulait employer cette définition simple : « l’avenir de la Russie soviétique », au sens le plus optimiste et le plus confiant, naturellement. On ne le lui a pas permis. On a exigé qu’il dise comme cela : « l’avenir glorieux de la Russie soviétique ».

Cela a fini par choquer André Gide. Pour l’individu et son trésor le plus cher, la Liberté de penser et l’Idéal, un pays où au principal représentant de la liberté, l’écrivain, on ordonne où et quand et dans quel contexte il doit choisir les adjectifs pour ses substantifs, ne peut tout de même pas être Canaan de lait et de miel .

Si en Russie un monarque ne peut être que petit et l’avenir ne peut être que glorieux, c’est une aussi grave offense à notre illusion principale, la possibilité de choisir librement entre bien et mal, que l’obligation en Allemagne de distinguer entre physique aryen et physique juif.

Et, pour employer en même temps les adjectifs grand et glorieux : ce n’est ni grand ni glorieux de la part d’André Gide de ne s’être aperçu d’abord que de la monstruosité nazie, et seulement après de l’obscurantisme communiste.

 

 Pesti Napló, 3 mars 1937.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Retour de L’URSS (Gallimard, novembre 1936).