Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sympathies et antipathies
Ces
quelques jours étaient chargés de nervosité et d’excitation, les gens étaient
remontés, ils se disputaient et gesticulaient, en société, dans la rue, dans
les cafés, dans les bureaux, même dans les couloirs du parlement, dit-on.
Monsieur le directeur, à qui tu avais à faire, au moment de prendre congé, à un
propos quelconque a fait une remarque générale sur la "situation", et
le préposé, quand il t’a aidé à mettre ton manteau, a qualifié avec un charmant
humour populaire ce monde de chiens et ces messieurs qui ne valent pas mieux
l’un que l’autre. « Il y avait quelque chose dans l’air », comme on
dit. De l’inquiétude, de l’angoisse, du soupçon, de l’attente. Même les
autorités reconnaissaient, peut-être même ressentaient que « des bruits
couraient » et qu’il fallait rassurer l’opinion.
En de telles situations les gens font
l’inventaire en eux, « comme tombés entre les rails, en danger de
mort » : gesticulant maladroitement, ils ramassent le bric-à-brac de
leurs souvenirs, comme les habitants affolés d’une maison qui brûle. Ils
dressent l’inventaire et des bilans face à eux-mêmes, ils cherchent des
justifications intérieures et extérieures pour ce qui les attend dans un avenir
incertain, tel le mourant qui, avant de paraître devant ses "juges
célestes" aspire à la possibilité de la confession et de l’aveu.
Pour un poète qui fait du matin au soir ce
qu’une personne normale ne fait qu’une ou deux fois dans sa vie, à des
occasions exceptionnelles (comparez à la thèse d’Ibsen : écrire, c’est
convoquer la haute cour sur nous-même) – pour un écrivain, il y a quelque chose
de comique dans cette agitation alarmée. Le professionnel d’un sport
passagèrement devenu à la mode et qui s’est généralisé, sport dont il est le
champion reconnu, peut ressentir quelque chose de semblable, ou encore le
chasseur tyrolien quand il regarde les skieurs vacanciers. L’écrivain
s’aperçoit soudain que tout le monde s’adonne à la philosophie, résout des
problèmes, pose des questions fondamentales et improvise des réponses. Bien
sûr, la formulation est maladroite, un expert y reconnaît aussitôt le
dilettante. Mais après tout, la formulation n’est pas tout, personne n’attend
d’eux de découvrir soudain le fondement du contrat social, ce qui compte ici
c’est l’intention et l’effort.
Comme je vous le disais, il s’agit bien d’un
élan général. Lorsque, dans le vent de mars, le papier journal couvert de
petites nouvelles voltige gaiement avec les ordures, les gens se retournent,
s’arrêtent pour un instant. Que se passe-t-l ? De très vieilles affaires
ressurgissent de la très ancienne déchetterie de l’âme, nous les croyions
réglées en nous, dix mille ans de culture et de civilisation y ayant mis bon
ordre. Le journal était rempli de mots dont la mission unique serait de nous
communiquer les nouvelles des vingt-quatre heures d’une journée unique, des
mots tels que : individu, société, psychologie, race. En face, à la porte
de l’échoppe du barbier, l’employé lève devant ses yeux le papier bruissant, il
fronce les sourcils, réfléchit. Le facteur qui passe le salue :
« bonjour, Monsieur Biala », mais il est
trop absorbé. Tiens, par exemple, que veut dire cela ici, que le ministre
aurait fait une déclaration à propos du problème d’hier, au sujet de nos
enfants dans les universités[1]… Qu’est-ce qu’ils nous veulent
encore ? Car voyez-vous, il est vrai que la terre appartient à celui qui
le premier… Le diable comprend tout ça, il l’explique très bien et pourtant
rien ne colle… ne peut coller ; vous savez, au pays j’avais un collègue
juif, un gars, le plus grand cœur que j’aie jamais rencontré. D’un autre côté
il est vrai aussi que ce Fuksz et le cafetier voisin…
À la terrasse des restaurants, dans le coin
des cafés, sous les porches, les gens qui se rencontrent, même au bureau dès
que le chef met les pieds dehors, même parmi les enfants qui rentrent de
l’école et même les ouvriers sur les échafaudages de l’immeuble en
construction, chacun à sa façon lance des questions de principe, de nature
académique, la condition sine qua non
de l’orientation à donner à la vie et de l’argument pour agir.
L’éclaircissement de notions abstraites
devient d’une brûlante actualité, notions plus importantes que la vie concrète,
le pain et l’air, comme si le besoin de la Nouvelle Encyclopédie était arrivé,
pour tous, comme au milieu du dix-huitième siècle, lorsque les plus prévoyants
se doutaient déjà que l’habillement à venir et la distribution des richesses
dépendraient de la précision que l’on donnerait à la définition des mots
"homme" ou "droit", définition à laquelle ils se seraient
enfin arrêtés. Les interlocuteurs se querellent, blaguent, se fâchent, s’agressent
ou s’enthousiasment sur l’essence de termes abstraits, ils s’échauffent avec
une insistance acerbe, comme ils le feraient normalement à propos d’entreprises
commerciales, de participations financières ou de répartitions de bénéfices,
comme s’ils sentaient que les termes actuels avaient autant de valeur, autant
d’intérêt vital que les anciens.
Ces questions de principe et les pensées
qui s’y rattachent, je les connais bien et depuis longtemps. C’est donc plus
fréquemment et plus curieux qu’avant que je m’asseye parmi les débatteurs, je
me balade entre les représentants les plus bariolés de la "lutte
idéologique", entre les rangées des tables des cafés, les bancs du corso,
parmi les auditeurs des rassemblements populaires. Je ne le fais pas pour
vouloir devenir plus intelligent dans ces questions, ni pour souhaiter
convaincre les débatteurs. Ce sont les gens qui m’intéressent ou, s’il m’est
permis à moi aussi d’utiliser un terme abstrait, c’est la nature humaine.
Je ne participe pas vraiment au débat. Je
le fais tout juste assez pour que mon silence ne les trouble pas, pour qu’ils
ne s’aperçoivent pas que l’objet de ma curiosité n’est pas le débat, mais les
débatteurs. Je soulève parfois un lieu commun, puis je continue de me taire et
de veiller avec avidité.
Je collecte des données.
Je collecte des données, j’engrange et
superpose celles qui sont constantes, donc généralement caractéristiques. Je
devine déjà que pour la question les
traits récurrents les plus importants sont justement ceux qui paraissent
aléatoires, subjectifs, insignifiants par rapport aux grandes lois recherchées.
Je devine que cette grande vérité "objective"
que tout le monde cherche, se cache quelque part, dans un de ces symptômes
"de principe", paraissant tout petit et peu important, sur lequel
cent mille affaires privées subjectives,
individuelles, particulières tombent
d’accord.
J’en ai déjà trouvé un. Lorsque la
politique et la spéculation sociale deviendront une science exacte, à l’instar
du diagnostic et de la thérapie au milieu du siècle dernier dans la science de
l’homme, j’ai le sentiment que ces petites observations auront une plus grande
valeur que n’ont les théories sociales et les idéologies politiques qui règnent
de nos jours.
Le sociologue et politologue savant
demandera avec un haussement d’épaules déçu « est-ce tout ? »,
puis fera la moue – ah, bien sûr, « l’artiste » surestime
l’importance des impressions, des
aspects superficiels, des hasards insignifiants.
Mais puis-je qualifier de hasard ce qui se
répète chaque fois, au-delà des
exceptions "qui confirment la règle" ?
Il s’agit de ce que si l’on gratte le
débatteur avec une certaine méthode lorsqu’il manifeste son idéologie – sa façon de travailler, qu’elle soit
fraîchement hautaine ou furieusement passionnée, cela revient au même, elle se
présente comme totalement objective,
nous trouvons toujours un vécu
derrière l’idéologie sur laquelle il a tout bâti.
Nous y trouvons un vécu, le plus personnel,
le plus "grand des hasards".
Sans ce vécu le débatteur ne saurait ni penser
ni parler. Ses sympathies et ses antipathies, sans lesquelles n’existe aucune
pensée ni aucune prise de position, sont déterminées, chauffées et formées par
ce vécu.
Pose une question prudente et rusée, pour
qu’il ne se méfie pas, au communiste
savant, à un moment où il laisse reposer ses "pensées" et il rêve sur
sa vie passée. On tombera sûrement quelque part dans sa vie sur un salaud de
capitaliste stupide, directement ou indirectement. C’est à cause de ce salaud
de capitaliste stupide qu’il s’est mis à haïr le capitalisme, c’est à cause du
même que son âme est devenue réceptive à l’accueil et à la compréhension des
enseignements de Marx.
Et maintenant il ne sait plus ce qu’à l’âge
de six ans, inculte et libre, il a bien appris, que "le capitalisme" n’existe
pas, seuls existent des capitalistes, et du point de vue de l’intelligence et
de la stupidité, de la bonté et de la méchanceté il y a parmi eux des divergences plus grandes qu’entre deux
classes sociales.
De même que la différence est plus grande entre
deux hommes vivants qu’entre deux groupes d’intérêt, deux formations
historiques ou même entre deux races.
Je ne suis pas un matérialiste historique.
Je ne suis pas sûr que la zone de tempêtes de l’Europe (par exemple), le
Troisième Reich, soit née "par nécessité", à cause de conditions
économiques et politiques. Je serais plus enclin à écouter un quelconque
"commérage" idiot et primitif selon lequel Hitler, dans la période de
son évolution sentimentale a tellement été attristé par les mauvaises manières
d’un Juif insolent, que seule une idéologie et une action de propagande ont pu
le rassurer. Et même mille Juifs modestes, des gentlemen, ne pourraient plus y
remédier, car la plaie causée par un mot stupide ou un geste déplacé ne peuvent
pas disparaître sans trace sous l’effet d’un quintal de baume de bienveillance.
Pour construire il faut de la matière et du temps – pour incendier le monde il
suffit d’une seule allumette.
Aujourd’hui comme toujours il n’existe
qu’une seule échelle objective de la compréhension nécessaire pour prendre
position : le sujet, l’individu, l’unique, le "moi". La
politique exacte dont je parlais plus haut ne fondera pas sa première thèse sur
"l’humanité", mais sur l’homme.
Sur l’homme qui, s’il est politique, fonde
un empire sur un vécu, et s’il est poète, il n’évoquera pas la douleur du
monde, mais il avouera sincèrement que « partout où je passe, même les
arbres pleurent[2] ».
Pesti Napló, 21 mars 1937.