Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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manifestations d’Étudiants

Enfants, qui manifestez à l’université à Budapest et à Vienne, à Berlin et à Paris – je vous comprends désormais très bien. Il fut un temps, dans un passé proche, où vous me rappeliez quelque chose – dans mon for intérieur je vous comparais à ces jeunes de mars[1] qui au nom de la plus belle illusion de la jeunesse, l’égalité et la liberté, en un mot : la justice occupèrent le terrain crânement, avec courage. Ce sont eux qui étaient dans le vrai, fleur de la nation, jeunesse en or, dont la voix résonnait et faisait taire l’opportunisme conformiste et poltron de "l’âge mûr" inquiet, contrit, honteux, puisque le son de cette voix rendait évident que la sagesse prêchant mesure et réflexion n’est autre que la contrainte à laquelle c’est la défense des intérêts, un "struggle for life" mesquin qui conduit le bourgeois à s’enfermer volontairement dans la prison de l’existence.

Ces jeunes de mars, partout en Europe, ils étaient pour moi l’aune et le modèle. Mais quelle surprise douloureuse a été de découvrir le "cercle d’idées" dans lequel les manifestations d’aujourd’hui puisent leurs passions ! Des slogans stupides, artificiels, forcés, des balivernes hautaines, du charabia de la cuisine des trois sorcières des prairies, invention ab nihilo – en fin de compte c’est une "conviction" qui part de l’hypothèse que l’homme en ce monde est une espèce cultivable d’animaux ou de salades, qui n’a pas d’autre tâche que de veiller sur cette culture. Bien sûr, ce "cercle d’idées" n’apparaît pas sous cette forme ouverte et franche – les gardiens ornent leurs drapeaux de haillons rejetés par des seigneurs fanés et déchus et des héros de la liberté des belles pensées des anciens temps libéraux du siècle dernier.

J’en voulais à l’arbre qui ne portera pas de fruit parce qu’il n’a pas de fleurs – mais plus tard je me suis apaisé.

Les enfants, vous ne savez pas ce que vous faites.

J’ai repensé à mes années universitaires. Car nous avons manifesté nous aussi, oui. Avec fierté et enthousiasme. Nous avons affronté nos professeurs, et nous avons affronté, s’il fallait en venir à une rupture, la puissance de l’État et la police aussi, car ça se terminait généralement dans le cliquètement des épées, devant l’Alma Mater des lettres ou des sciences. Souvent j’ai retiré le soir ma chemise dans une grimace douloureuse, car elle était collée aux bleus ensanglantés de mon dos, souvenirs du plat des épées des policiers.

Pourquoi manifestions-nous ?

Je ne m’en souviens plus précisément.

Peut-être que cette précision me manquait aussi alors. Mais j’étais convaincu que je luttais pour la liberté et la justice, car pour quelle autre raison lutterait la jeunesse ? Cela me semblait aussi naturel qu’il est naturel que les flammes ne peuvent monter que vers le ciel quel que soit celui qui les a allumées.

Un jour nous courions vers le grand hall en un groupe impressionnant, bruyant et chantant. Quelqu’un devant portait un drapeau.

Nous avons envahi les amphis, nous avons interrompu les cours. Tout le monde se mettait à fuir à toutes jambes car ils savaient que la police ne tarderait pas. Nous courions dans toutes les directions.

Un vieux professeur au doux visage descendait un des escaliers. Il était resté dans son bureau. Quand il nous a croisés, il a levé sa main. Nous avons respectueusement suspendu nos chants.

- Excusez-moi, jeunes gens, dit-il poliment, je ne comprends pas de quoi il s’agit, je travaille toute la journée au laboratoire, je n’ai pas le temps de lire les journaux. Est-ce que l’un de vous serait assez aimable de prendre le temps pour m’expliquer contre quoi ou pour quoi vous manifestez ?

Un silence se fit. Nous nous regardions. Une grimace gauche se répandit sur les visages.

Le professeur attendit cinq minutes. Puis, comme personne n’avançait, il fit un geste de renoncement et poursuivit sa route. Nous lui avons poliment dégagé le passage.

 

Magyarország, 3 mars 1937.

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[1] Le 15 mars 1848.