Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
affaire
Non, décidément,
cette négociation commerciale avec Schlaugeduldiger a plutôt mal démarré. Je sais que je suis
entre ses mains, qu’il fait de moi ce qu’il veut, puisqu’il sait que je n’ai
pas le choix, je dois toucher absolument au moins mon avance aujourd’hui,
sinon, c’est l’autre affaire qui tombe à l’eau, là où je dois réunir les
documents pour que le groupe électrogène envoie la commande au sujet des quatre-vingt-dix-sept
wagons de muselières, avant la fin de la floraison des acacias… vous m’avez
compris, n’est-ce pas.
J’étais totalement impuissant, M. Schlaugeduldiger ricanait en voyant mon désarroi, il
m’observait du fond de son fauteuil, entre les murs de sa propriété, il lisait
en moi que je vendrais mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Il s’est
permis de se moquer de moi.
- Je regrette infiniment, cher
Monsieur Gefühlhochmütig, dit-il insolemment en
m’appelant volontairement par mon petit nom, moi je vous comprends
parfaitement, je dirai même plus, je vous donne raison. Vous savez quoi ?
Je reconnais que pour vous ce n’est pas une bonne affaire, et si j’étais une
tierce personne, je vous conseillerais ceci : écoutez, Monsieur Gefühlhochmütig, ne signez pas ce dossier avec ce Schlaugeduldiger, il vous roule dans
J’ai senti que j’étais perdu, pris en étau.
Ce salaud sait que je n’ai pas le choix, l’avion de fret péruvien décolle dans
une heure pour Pomáz[1], et d’ici-là je dois rétrocéder le
transport fictif de chameaux, contre les titres engagés de machines à encoller
les monocles… vous m’avez compris, n’est-ce pas.
En même temps j’ai pris conscience d’une
autre difficulté. Celle-ci aussi a apparu comme une contrainte. Je devais
d’urgence me retirer, au moins cinq minutes, pour une affaire de nature
strictement privée, mais pressante.
J’ai sauté de ma chaise.
- Cher Monsieur Schlaugeduldiger,
je serai de retour dans cinq minutes.
À mon grand étonnement il me regarda
interloqué.
- Dans cinq minutes ? – dit-il
d’une voix traînante, où j’ai senti des doutes.
Mais je n’ai pas compris son soupçon, et
cela a été ma chance, car dans ma naïveté je l’aurai aussitôt dissipé.
- Mais, comme vous voudrez – dit-il
fraîchement, en regardant sa montre – mais je vous avertis qu’à onze heures
quinze précises je devrai téléphoner à la régie d’acidification des goudrons,
et dans la mesure où je n’aurais pas reçu la dispense, je regrette beaucoup,
mais l’affaire ne m’intéresserait plus.
- Il n’en est pas question, cher
Monsieur Schlaugeduldiger, je serai très certainement
de retour dans cinq minutes.
- Bien, je vous en prie, faites comme vous
voulez – se hâta-t-il de préciser. – J’ai seulement pensé, naturellement dans
votre intérêt, qu’il vaudrait mieux régler d’abord cette affaire… dans votre
intérêt…
L’affaire ne pouvait plus du tout être
remise de ma part.
- Je reviens – dis-je, en courant vers
la porte.
- Arrêtez ! – me lança-t-il,
menaçant. Je me suis arrêté à la porte.
Il haleta à toute vitesse, rouge comme une
pivoine.
- Vous vous trompez… Vous vous donnez
du mal pour rien… Vous n’avez aucune chance de joindre monsieur Herzbeklömmen chez lui en ce moment.
- Herzbeklömmen…
qui est-ce ?
- Ne faites pas l’innocent… Il n’est
pas chez lui à cette heure, il n’est pas joignable, même par téléphone… De
toute façon, il est en voyage autant que je sache. Qui plus est, ses affaires
d’étuvage de cynorrhodons ne l’intéressent plus ces derniers temps… En revanche
savez-vous ce que je vous propose ? Moi aussi j’ai à faire, ne perdons pas
notre temps : je veux bien vous donner neuf mille six cent cinquante-sept
- voici le contrat et le chèque, signez
et au revoir.
J’ai signé, étant donné que le montant
dépassait de trois mille mes rêves les plus farfelus, j’ai touché le chèque et
couru régler mon affaire de nature strictement privée.
Magyarország, 6 mars 1937