Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
RogyÁk
On aspire à la vérité. C’est cela qui nous
distingue, non seulement de la matière inerte, mais aussi des autres vivants.
Il existe des électrons qui filent, représentants de sources énergétiques à
faire exploser le monde, et il existe des systèmes solaires et des voies
lactées et des forces et des distances effroyables et des temps non mesurables
à des températures de milliards de degrés – parmi tout cela c’est tout de même
le modeste petit amas de matière appelé homme, dans ses dimensions chétives le
seul qui, s’intéressant aux tenants et aboutissants, au sens et au but du tout,
assume pour ainsi dire la responsabilité de l’univers.
C’est ce que nous appelons impératif
catégorique, autrement dit loi morale.
Je sais tout cela fort bien, mais j’ai le
soupçon que notre capacité dans ce sens se forme en nous seulement au cours de
notre vie, telle la barbe et la moustache. Cela appartient à notre nature, sans
naître avec nous, c’est seulement avec le temps que nous y parvenons, c’est
seulement l’averse des questions piquées çà et là qui les fait surgir de notre
âme.
L’amour enthousiaste de la liberté, de la
vérité et de la justice s’est manifesté chez moi en même temps que la barbe,
vers mes dix-sept ans, à l’aube de mon âge d’homme. Tiens, c’est
intéressant : c’est comme si les siècles étaient aussi des hommes – les
guerres pour la liberté de même que les embellies morales scientifiques
prennent généralement leur essor aux débuts des siècles, dans les années trente
et quarante.
Enfants, nous sommes égoïstes, injustes et
colériques : au centre de notre intérêt réside une avidité de satisfaction
qui repousse l’objectivité, plaisir et voix exigent une manifestation
immédiate.
C’est seulement après avoir exposé tout
cela que j’ose enfin avouer sincèrement la chose avec ce Rogyák,
ou plutôt pas avec Rogyák, mais justement… Car même
la maturité venue, quand j’y pense, je secoue nerveusement la tête dans la rue
et me mets en colère.
Mais alors je fréquentais encore la classe
de CE2 à l’école de la rue Rigó, comme cela sera un
jour connu par la postérité, quand en guise de souvenir de moi c’est la
victoire de mes idéaux qui s’élèvera sur ma tombe.
Je marche donc vers l’école un matin comme
d’habitude, c’est-à-dire en sautillant et en chantonnant, en frappant le mur
des maisons avec mon cartable, le visage tourné vers le haut, avec de verts et
brillants yeux de chat.
Tout à coup, à une centaine de pas
seulement, derrière une colonne Morris j’aperçois Rogyák.
Mon ami Rogyák.
Je lui crie de loin, avec joie :
- Sa… sa… salut, Rogyák !
Rogyák se tourne vers moi mais sans plaisir
aucun, son regard est froid et hostile.
- Qu’est-ce qui t’arrive Rogyák, tu es devenu fou ? – je gesticule, fâché, car
j’avais escompté un accueil orageusement amical.
Rogyák reste planté là, il me regarde sans
répondre.
- Quelle mouche t’a piqué ? – je
lui crie encore allègre, mais déjà pressant.
Je finis par le rattraper.
Alors là, la lumière se fait sur la cause
incompréhensible de l’attitude de Rogyák.
En effet, Rogyák
n’est pas Rogyák. C’est un garçon inconnu que j’ai
confondu avec lui.
Alors. Si une chose comme cela m’arrivait
dans mes années ultérieures, je me sentais gêné et je demandais forcément
pardon à la personne.
Mais alors je ne pratiquais pas encore
l’impératif catégorique.
Pourquoi le nier, la déception et la honte
m’ont mis dans une colère telle que sans dire un mot j’ai administré un gnon à
l’inconnu.
Cela a dégénéré en une terrible bagarre. Un
agent de police a dû nous séparer.
Pourtant c’était un individu peut-être bien
plus sympathique que le vrai Rogyák.
Az Est, 10 mars 1937.