Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

mardi et vendredi

Cest aujourd’hui que j’ai trouvé, grâce à un rêve pendant la sieste que je me suis rappelé après mon réveil, c’est aujourd’hui que j’ai trouvé l’explication de cette superstition du mardi et du vendredi. L’angoisse était encore en moi quand j’ai repris mes esprits ; heureusement j’ai réalisé qu’on était mercredi et que mon angoisse n’était qu’une réminiscence du rêve, et alors un mystère de trente-cinq ans a été d’un coup éclairci.

En effet, j’ai enfin compris pourquoi les mardis et les vendredis étaient toujours pour moi des jours pénibles, des jours de malchance. Je les ai en horreur, je déteste entreprendre quelque chose un mardi ou un vendredi, je suis pris d’un pressentiment confus, au-delà de l’angoisse, une sorte de remords, comme si je devais faire une démarche, comme si je manquais quelque chose, je ne sais pas quoi. Quand je me réveille les mardis et les vendredis, en général je décide de régler enfin cette affaire, je trouverai bien ce dont il s’agit, qu’il ne faut plus remettre. Et puis ça ne me revient pas. Par ailleurs je suis plus travailleur ces jours-là que les autres jours, mais cela ne me satisfait pas, le soir je me couche quand même rempli d’inquiétude et d’impatience comme si j’avais repoussé à plus tard, par exemple à vendredi, quelque chose que j’aurais pu régler ce jour-là.

J’ai déjà essayé de trouver une explication métaphysique à ce mystère, de l’attribuer à des rayons cosmiques inconnus, ou une planète invisible qui appartiendrait à notre système solaire, mais qui ne serait proche de la Terre que les mardis et les vendredis, et que le fin sismographe de mon for intérieur ressentirait. Cette théorie concernait particulièrement les mardis, puisque les gens prenaient de toute façon les vendredis pour un jour de malchance, on aurait pu supposer que là je suivais la tendance générale et il ne s’agirait pas d’une inclination spécifique, individuelle.

Mais les explications métaphysiques ne m’ont jamais été sympathiques, je n’aime pas la méthode qui tente d’éclairer une pénombre par une encore plus grande obscurité, ou qui prend une bougie pour pointer le soleil à son zénith. C’est pourquoi j’étais sincèrement ravi que mon rêve jette tout à coup une lumière naturelle et saine sur toute cette stupidité.

Dans mon rêve, bien qu’au dehors, dans la réalité, c’était mercredi toute la journée, on était mardi et par conséquent, comme d’habitude, cela me mettait très mal à l’aise. Mais pas de façon incertaine et nébuleuse, mais au contraire de façon ferme et consciente.

Je me trouvais en compagnie d’amis, en train de jouer aux cartes. Brusquement je sursaute.

- Il doit être quatre heures et demie, je dois partir sur-le-champ, j’y serai avant cinq heures.

- On termine la donne.

- Pas question, je dois partir.

- Où cours-tu comme ça ?

- Où… où… au catéchisme !

Personne ne s’étonne outre mesure, certains haussent les épaules, d’autres affichent un sourire ironique : curieux, c’est devenu si urgent ? Mais moi je reste inflexible, je prends mon manteau et mon chapeau, et je cours, le long de la rue Baross couverte de neige, à l’école luthérienne jouxtant le temple de la place Deák. Je constate, rassuré, que les cinq heures n’ont pas encore sonné, je grimpe les vieilles marches quatre à quatre, le long de la main courante grillagée, je retrouve la porte et je l’ouvre. Mais à ce moment je me réveille.

Je me réveille et tout à coup tout me revient à l’esprit, les mardis et les vendredis ! Oui, mardi et vendredi à cinq heures : catéchisme, seulement pour nous, les protestants, de la sixième à la troisième, toujours les mardis et les vendredis.

Et moi, tout au long de l’année j’ai fait l’école buissonnière pendant les cours de catéchisme. J’avais un ami qui la veille des bulletins faisait signer mon carnet par Kacziány, le pasteur bienveillant, qui était persuadé que j’étais assidu et remettait toujours le AB des années précédentes.

Mais tout au long de l’année j’avais peur et je tremblais qu’un jour cette turpitude soit découverte et que je serais jeté en prison.

Et voilà l’explication de ma superstition des mardis et des vendredis.

Comment disait déjà Goethe dans son poème ?

« Es war ein Kind, das wollte nie zur Kirche sich bequemen. »[1]

C’est la cloche qui a sonné pour moi, menaçante, durant trente-cinq années.

 

Pesti Napló, 25 mars 1937

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Il y avait un petit garçon qui ne voulait jamais daigner aller à l’église.