Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
mon vieux !
- Ah, salut, mon vieux ! Ça va ?
- Ah, tiens, salut, quoi de neuf, mon
vieux ? Ça va ?
- Le printemps est là, mon vieux, il
est arrivé.
- Une nouvelle fois, mon vieux.
Laissons-nous bronzer. Aussi longtemps qu’on peut.
- Tu parles, tu as une excellente
mine, mon vieux, tu rajeunis tous les jours.
- Bon, d’accord, mon vieux, à cet
âge-là on n’a plus rien d’autre que sa petite jeunesse.
- Hé, hé, c’est bien vrai, mon vieux.
D’autant plus que faire le gaillard est à la mode de nos jours. Tiens, je viens
de rencontrer Monsieur Feri au coin de la rue, je lui
dis, vous avez bonne mine, Excellence, sur quoi il s’étire et répond : il
faut bien, on n’est vieux qu’une fois.
- Hé, hé, c’est très drôle, mon vieux.
La bonne humeur, mon vieux, c’est ça qui te maintient jeune, mon vieux. À toi,
on te raconte toujours des bonnes blagues, t’es un sacré bonhomme.
- Eh bien, n’ai-je pas raison, mon
vieux ? Pas plus tard qu’hier j’ai dit à ma femme, nom de Dieu, il y aura
bien quelque chose, on n’a jamais vu qu’il n’y ait rien, pas vrai, mon
vieux ?
- Bien sûr que tu as raison, hé, hé.
Et comment va Madame, tu la salueras bien de ma part.
- Comme ces femmes peuvent aller,
quand tout va bien. C’est l’envie qui leur manque. Je parie que c’est pareil
avec ta douce et tendre.
- T’es un petit paillard, mon vieux.
- Tant qu’on peut, mon vieux… Bon
alors salut à toi, mon vieux…
- Salut, mon vieux… Tiens, une
seconde, tu m’excuseras, on connaît tant de gens dans la vie, qui était ce
monsieur qui nous a salués à l’instant ?
- Ce monsieur ? Je croyais que
c’est toi qu’il a salué.
- Pas du tout, c’est
toi qu’il a salué.
- Ça se peut, mais j’ignore totalement
qui c’était. Tu ne le sais pas ?
- Comment le saurais-je, mon vieux,
alors que je ne sais même pas qui tu es, mon vieux.
- Comment ça, mon vieux, tu ne sais
pas qui je suis ? Notre petite mémoire aurait-elle tendance à
baisser ?
- Ça se pourrait, mon vieux. Il ne faut
pas m’en vouloir, j’avais tant de choses ces derniers temps, j’étais aussi
parti, pour cinq ans, mais tu le sais bien, mon vieux.
- Bon, bon, rien de grave, mon vieux,
ça te reviendra… les bons vieux jours à Debrecen, mon vieux, ce qu’on a pu
boire ensemble au Bika[1], mon vieux… Alors, tu ne me remets
toujours pas ?
- Il y aurait là comme une petite
difficulté, en effet, quant à Debrecen…
- Bon, ne te casse pas la nénette, je
suis Rudi Hanák, aurais-je tant changé que ça ?
- Ah, ah… Rudi Hanák…
euh… tu n’as pas changé du tout, mon vieux, c’est plutôt moi qui ai trop
changé, au point de ne pas te reconnaître…
- Ça se pourrait, mon vieux.
- Alors là… ce vieux Rudi Hanák… dis-moi, quoi de neuf ? Dis-moi, Rudi, je te
demanderai encore quelque chose, si tu me permets, mais vraiment il ne faudra
pas m’en vouloir, ne saurais-tu pas me dire, Rudi, qui je suis, moi ?
- Arrête, mon vieux, fais pas le con,
j’aurais trop bu et tu voudrais me faire marcher ? Ben, tu es le docteur
István Kulcsár.
- Ah oui, nous y sommes. Je t’ai dit
tout de suite qu’il y avait un os quelque part, quand tu as commencé à évoquer
ma femme, et Debrecen, vu que je suis célibataire et je n’ai jamais mis les
pieds dans la bonne ville de Debrecen. Accessoirement, mais ne le dis à
personne, je ne suis pas le docteur István Kulcsár.
- Vraiment ? C’est bizarre. Je
l’aurais juré.
- C’est qui, cet István Kulcsár ?
- Ah, ne me le demande même pas !
C’est le dernier des cons, tu fais bien de ne pas le connaître. Bon alors
salut, mon vieux.
- Bien le bonjour, mon vieux.
Pesti Napló, 19 avril 1937